dimanche 8 novembre 2015

Tunisie sous la colonisation. Les prépondérants

Dans son roman, « Les Prépondérants » (Gallimard), Hédi Kaddour se contente d’indiquer que l’action se déroule à « Nahbès, Afrique du nord, début des années 1920 ». Nahbès, ville imaginaire d’un pays non nommé, mais qui est en fait la Tunisie natale de cet auteur franco-tunisien agé de 70 ans (et la mienne au passage).

A quoi ressemblait la Tunisie de 1920 ? On quitte le roman, la tête pleine des images de la vie coloniale pas si paisible, perturbée par l’intrusion d’un groupe de bruyants Américains d’Hollywood venus tourner un film (c’est un résumé grossier et injuste du roman), et on tente d’aller plus loin.
Etonnamment, on trouve sur YouTube des images de la Tunisie d’il y a bientôt un siècle, attribuées à un certain René Moreau et sobrement titrées : « vidéo de la Tunisie en 1920 » (même si la vidéo n’existait pas encore, mais peu importe). Ces images précieuses -et muettes- de Kairouan viennent en écho au roman, pour entamer cette « errance » post-lecture.

Qui est le dernier roi de Tunisie ?

Dans « Les Prépondérants », quelques indices pour situer le roman. Il s’agit d’un Protectorat français d’Afrique du nord, ce qui élimine l’Algérie qui, comme chacun sait, faisait partie intégrante de la France.
Restent donc la Tunisie et le Maroc, tous deux Protectorats à cette époque, et tous deux dotés d’une monarchie locale, placée, de fait, sous l’autorité du Résident Général français, ce que l’on sait moins dans le cas de la Tunisie, le Maroc étant resté jusqu’à nos jours une monarchie.
Toujours sur YouTube, je suis tombé sur ce documentaire fort intéressant de TV5 Monde, « Les Beys de Tunis, une monarchie dans la tourmente coloniale », signé Mahmoud Ben Mahmoud.
Regardez-en au moins les premières minutes (jusqu’à 3’57), vous comprendrez. Le Prince Fayçal Bey, descendant direct de l’ultime monarque tunisien, demande aux enfants d’une école du Kef, la ville d’origine de sa famille, s’ils connaissent le nom du dernier Bey à avoir régné jusqu’à la proclamation de la République, le 25 juillet 1957 : silence embarrassé. La Tunisie moderne a effacé son passé monarchique.
Les Beys de Tunisie

Les « méfaits du colonialisme »

Le miracle algorithmique des vidéos associées proposées par YouTube me fait découvrir un autre bijou... Un documentaire militant réalisé en 1951, peu après la guerre donc, par quatre jeunes militants communistes français désireux de dénoncer le colonialisme en Tunisie.
Explication sur le site cinearchives.org, qui regroupe les « fonds archives du PCF » : le film, « Terre tunisienne », est dû à l’initiative de Jean Beckouche, né en Tunisie, qui étudie la médecine à Paris à la fin des années 1940. Il milite au sein des « groupes de langues » qui rassemblent les étudiants venus des colonies.
Il propose à Serge Mallet, Jean-Jacques Sirkis et Raymond Vogel, trois de ses amis cinéastes, de réaliser un film sur les « méfaits du colonialisme » en Tunisie. En septembre 1950, le projet se concrétise et le tournage commence en Tunisie. Il est achevé grâce au concours financier d’étudiants tunisiens.
C’est, selon le site du PCF, l’un des tout premiers films anticoloniaux français :
« Réalisé en pleine guerre d’Indochine, le film prend un parti très engagé en plaidant pour l’indépendance de la Tunisie, qui est alors sous protectorat français.
La valeur documentaire de Terre tunisienne est particulièrement forte : le film donne à voir des images extrêmement rares pour l’époque, en particulier celles qui témoignent de la misère et des ravages du système colonial ».
Là aussi, regardez les quatre premières minutes, elles vous donneront une idée du système colonial qui constitue la toile de fond des Prépondérants (on y retrouve le grand-père du Prince de la vidéo précédente).
Terre tunisienne

Qui sont les « Prépondérants » ?

Reste ce mot de « prédondérant », qui donne son titre au roman : Hédi Kaddour parle d’un « Cercle des Prépondérants où se retrouvaient les Français les plus influents », un mot qu’un d’entre ces « Français influents » expliquait ainsi :
« C’est très simple, nous sommes beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes, nous pesons beaucoup plus, donc nous avons le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents, et nous nous groupons pour le faire du mieux possible, nous sommes l’association la plus puissante du pays ! ».
La référence aux « Prépondérants » a disparu aujourd’hui, emportée par la mémoire coloniale qui s’efface... Pourtant, une brève recherche sur le web permet d’en retrouver la trace, et de constater que la citation imaginée par l’auteur n’est absolument pas caricaturale.

Vue générale de Tunis dans les années 1920-1930
Vue générale de Tunis dans les années 1920-1930

Sur le site de la revue « les Cahiers de la Méditerranée », un texte de 2003 rappelle cette page d’histoire pas vraiment glorieuse :
« A la fin du XIX°siècle, une frange de la colonie française de Tunisie s’exprime dans un journal “ la Tunisie française ”, ce sont les Prépondérants.
Ce groupe qui se veut le défenseur de la civilisation contre la barbarie et le gardien des valeurs républicaines, donne ainsi une image très dévalorisée des Juifs, des Arabes ou des Italiens. Tous les arguments utilisés sont là pour démontrer que les colons français de Tunisie ne trouvent leur salut que s’ils assument leur rôle de dominants. »
Les Prépondérants sont en fait le lobby des colons agricoles, propriétaires terriens. L’article précise :
« Le fondateur du groupement, Victor de Carnières, (appelé “le seigneur de Soliman ‘), est un grand propriétaire au Cap Bon où l’on produit du vignoble, où l’on entretient des pépinières d’arbres fruitiers et où l’on vend des arbres forestiers et des arbres et plantes en pot. Il en est de même de ses collaborateurs : Léon Moncelon est propriétaire à Bizerte, Jean-Baptiste Aquaviva est membre de la Chambre d’Agriculture de la circonscription du Kef, G. Aubé est président du syndicat des viticulteurs.’
Ces colons doivent faire face à la double administration de la Tunisie, d’un côté celle des ‘indigènes’, Bey, Premier ministre, Caïds, Cheikhs... ; et de l’autre celle de la puissance ‘protectrice’, Résident Général, armée, fonctionnaires métropolitains.

‘Peuples extra-européens, une race primitive’

Les Prépondérants, eux, s’estiment les véritables dépositaires de la ‘mission’ coloniale de la France, et s’en prennent à tout ce qui la menace à leurs yeux :
  • Une autorité française trop ‘laxiste’, et la prolifération, dès la fin du XIX° siècle, de fonctionnaires français aux idées métropolitaines et qui ne sont que ‘de passage’ ;
  • La présence de trop d’étrangers non-français, en l’occurence des Italiens, plus nombreux que les colons français et donc porteurs de menaces ; le journal des Prépondérants, ‘la Tunisie française’, s’exclame ainsi : ‘Ces Italiens sont vraiment nés coiffés ! Non seulement ils ont des consuls, des agents diplomatiques, des fonctionnaires de toutes sortes qui s’occupent d’eux, mais, ils trouvent encore, en Tunisie, dans l’administration française, des protecteurs et des clients’.
  • L’attitude par trop ‘conciliante’ et pas ‘suffisamment ferme’ des autorités du protectorat vis-à-vis des autochtones, car, selon eux, ‘civiliser ne veut pas dire assimiler’.
    Pour Victor de Carnières, le fondateur des Prépondérants, ‘protectorat’ équivaut à tutelle. Or, le tuteur administre les biens du pupille en bon père de famille sous sa responsabilité et sans prendre l’avis de l’intéressé. Ce qui revient à dire que la nation protectrice doit gouverner la nation protégée au mieux de leurs intérêts communs, qu’elle est tenue d’être juste et même bienveillante vis-à-vis d’elle et de la faire participer peu à peu aux progrès de la civilisation par des réformes opérées avec prudence et sagesse”.
    A ses yeux, “presque tous les peuples extra européens et les musulmans entre autres, constituent une race encore primitive, réfractaire à notre civilisation, fanatique par essence de par le développement exclusif donné aux dogmes religieux”.
  • Enfin, les juifs, dont Victor de Carnières dénonçait avec virulence la tendance “à s’isoler au milieu de la population indigène et de former, grâce à des institutions spéciales, une sorte d’Etat dans l’Etat”. Il ajoutait :
    “Nous demandons au gouvernement de ne plus faire de distinction entre les sujets tunisiens et de supprimer tous les privilèges qui créent aux Israélites une situation de faveur par rapport aux Musulmans. Il faut en finir avec les protections consulaires qui, moyennant quelques francs par an, donnent aux Juifs des droits sans leur créer de devoirs. Il faut exiger des enfants d’Israël les mêmes impôts que payent les autres sujets beylicaux : il faut les soumettre comme les arabes au service militaire. Il faut enfin expulser de la Régence cette Alliance Israëlite Universelle qui vient, en pleine colonie française, façonner une partie importante de la population aux idées des ennemis de la France”.
Ces citations extraites de l’article des “Cahiers de la Méditerranée” datent de la fin du XIX° siècle. Mais on voit bien, au fil des pages du roman d’Hédi Kaddour, situé dans les années 20, que les clivages entre de très nombreuses communautés -les colons, l’administration, les Italiens, les juifs, les Tunisiens musulmans, les ruraux et les urbains, les femmes qui acceptent le carcan et celles qui le refusent, les traditionnels et les modernistes, les éduqués et les analphabètes, les pro-Turcs ou les pro-Français, les marxistes ou les socio-démocrates, etc.-, il y a des tensions, des conflits, des luttes d’influence qui préfigurent l’effondrement du système colonial après la seconde guerre mondiale, et l’indépendance en 1956.
C’est dans ce contexte que débarque cette joyeuse troupe d’Hollywood qui fournit la trame romanesque à Hédi Keddour en perturbant l’ordre colonial établi. C’est drôle et c’est une belle fresque de la comédie humaine dans un bout d’empire colonial français.

Les Chinois à Paris

Un dernier point qui a attiré mon attention de passionné par le monde chinois... Raouf, le fils du Caïd de Nahbès, qui a suivi l’école française et est ouvert aux idées socialistes, se retrouve à Paris à une soirée anti-colonialiste dans une salle de spectacle de la Grange-aux-Belles, près du Canal Saint-Martin. On y débat entre représentants venus des quatre coins de l’empire français et même au-delà.
Hédi Kaddour décrit les participants :
“Les Chinois tranchaient sur le reste du public, des tenues de travailleurs en usine avec un ton calme et des gestes retenus, Mokhtar précisant : ‘des étudiants travailleurs.
Un des Chinois était passé à la tribune, le plus grand, la voix plus gracile que celle des autres orateurs mais un français bien net, il parlait d’un pays-continent à bouleverser, de justice à faire régner, se faisait traiter de réformiste par un des Français présents, répondait en affirmant son désir de révolution totale’.
Ces Chinois du roman, un ‘petit gros, on l’appelait Deng, un passionné d’usines, de machines et de grands magasins’, et ‘le plus distingué’ qui s’appelait ‘Chou’. Vous l’avez peut-être compris, il s’agit de Deng Xiaoping et de Zhou (ou Chou) Enlai, futurs compagnons de Mao Zedong et dirigeants majeurs de la Chine communiste, auxquels Hédi Kaddour fait croiser le chemin de son héros dans les années 20 à Paris.
Portrait de Deng Xiaoping lors de son départ en France en 1920, dans les rues de sa ville natale de Guang'an, dans le Sichuan en 2003

De fait, Deng et Zhou sont en effet venus en France en 1920 en tant que ‘ouvriers-étudiants’, suivis de quelque 4 000 autres Chinois jusqu’en 1927. Deng travailla aux laminoirs des usines Schneider au Creusot, et à l’usine Hutchinson de Montargis, devenu une destination des touristes chinois en France.
Quant à Zhou Enlai, futur Premier ministre chinois, il travailla chez Renault, et le Quotidien du Peuple, l’organe central du PC chinois, précise que :
‘c’est en France qu’il a acquis une foi et une conviction solides pour lesquelles il a combattu toute sa vie. Au cours de son séjour en France, Zhou Enlai crée en mars 1921 le Groupe communiste qui devint ensuite une cellule en Europe du Parti communiste chinois (PCC)’.
Ce clin d’œil discret d’Hédi Kaddour à la grande histoire est assurément l’un des charmes de ce roman à clés qui permet des ‘errances’ sans fin...