Le
conflit sunnites-chiites sert de terreau aux conflits du Proche et Moyen-Orient
depuis le début des années 1980
La fracture sunnites/chiites est d’abord une
fracture théologique. Le schisme de 656
entre sunnites et chiites a été réactivé par la révolution iranienne de 1979.
Aujourd’hui, Daech se réclame du sunnisme, courant très majoritaire de l’islam.
Ses ennemis les plus déterminés sont les chiites, que ce soit en Iran ou en
Irak.
Mais
dans l’Orient compliqué, où l’Islam est dominant, la fracture sunnites/chiites
cache aussi des rivalités entre puissances, des questions sociales et
nationales.
Au
départ un différend théologique
L’éclatement
de l’islam en trois branches trouve ses racines dès les débuts de cette
religion. Au cours du temps, les divergences portant à la fois sur le dogme et
les rites se sont accentuées. C’est en 656, à l’avènement du quatrième calife
successeur du prophète Mahomet, que la communauté des croyants (oumma) s’est
divisée. Ali, le quatrième prophète, bien que gendre et cousin du prophète, ne
fait pas l’unanimité. Dès sa désignation, la légitimité d’Ali est remise en
cause. Le gouverneur de Damas, Mo’awiya, l’accuse d’avoir trempé dans
l’assassinat de son prédécesseur. Il lève une armée contre le nouveau calife.
Cette armée est défaite mais Ali, après avoir hésité, lui accorde une trêve.
Cette trêve est rejetée par des opposants qui veulent faire sécession (les
kharijites). Ces derniers sont partisans d’une succession califale
méritocratique. L’un d’entre eux assassinera Ali en 661. On trouve encore
aujourd’hui des minorités kharijites en Tunisie (Djerba), en Algérie et en
Lybie.
Après
l’assassinat d’Ali, Mo’awiya s’autoproclame calife et instaure un califat
dynastique fidèle à la tradition (sunna) du prophète.
Les fils
d’Ali, Hassan et Hussein refusent de faire allégeance à Mo’awiya, sans doute
pour des raisons politiques mais surtout pour des raisons religieuses et
spirituelles, qui donneront naissance au chiisme.
La
différence va progressivement devenir doctrinale. Sunnites et chiites se
réclament certes du même socle et des quatre premiers califes mais, dès
l’éclatement (fitna) de l’islam en trois branches au septième siècle
(kharijites, sunnites et chiites), les chiites n’ont jamais cessé de développer
leur propre effort d’interprétation (itjtihad). C’est cet itjtihad qui a
inspiré les constitutionnalistes en Iran en 1916 ou qui a installé l’ayatollah
Khomeini à la tête de la République islamique en 1979, de retour de son exil en
France.
Les sunnites mettront fin pour leur part à cet effort
d’interprétation dès le onzième siècle en ne
retenant que quatre écoles juridiques et théologiques, qui font encore autorité
aujourd’hui (malékite, chaféite, hanbalite et hanafite).
Comme le suggèrent les citations suivantes :
Cet immobilisme sunnite a fait dégénérer l’islam sunnite majoritaire
en une religion sclérosée, incapable de
s’adapter aux temps modernes, dont la démocratie est l’un des principaux acquis
[1]. Tandis que l’islam sunnite, et particulièrement l’Iran ? a su non
seulement s’adapter, mais rejoindre ou dépasser ses ennemis occidentaux qui
cherchent à la détruire.
Ces
écoles s’inscrivent dans la tradition des premiers musulmans.
Le
malékisme est majoritaire en Afrique du Nord, en Égypte et au Soudan. Les
chaféites sont aussi présents en Égypte, en Indonésie, en Malaisie, au Yémen et
dans le sultanat de Brunei. Les hanbalites, les plus conservateurs des quatre,
sont surtout présents en Arabie Saoudite et au Qatar. Ils affirment l’origine
divine du droit. Les hanafites acceptent, eux, la prise en compte de l’opinion
personnelle quand une réponse ne peut être trouvée dans les sources originelles
de l’Islam. Ils sont très présents en Turquie, dans l’ancien Empire ottoman et
dans les régions asiatiques situées à l’est de l’Iran (Afghanistan,
Tadjikistan, Pakistan, Inde et Bangladesh). En 2016, un concile regroupant plus
de 200 dignitaires sunnites a réaffirmé l’appartenance des hanafites à la
grande communauté sunnite.
Aujourd’hui
85 % des musulmans dans le monde se réclament du sunnisme, 13 % du chiisme et 2
% de la communauté kharijite ou de branches minoritaires du chiisme.
Pour les
sunnites, l’homme est entièrement soumis à Dieu (Allah) dans son essence et
dans son devenir.
Pour les
chiites, l’homme est libre et responsable de ses actes.
Le
clergé est inexistant chez les sunnites alors qu’il est très hiérarchisé chez
les chiites. L’iman est chez les sunnites un fonctionnaire nommé pour conduire
la prière communautaire, alors qu’il est le chef de la communauté chez les
chiites. Le rang des clercs dans la communauté chiite dépend de leur niveau
d’études en théologie.
Chez les
chiites, depuis l’origine, le croyant, s’il est en danger est autorisé à
dissimuler sa véritable foi et, dans ce cas, il est dispensé des prescriptions
cultuelles de sa religion.
Des clivages religieux mais aussi géopolitiques
L’affrontement
moderne entre sunnites et chiites s’est exacerbé au xvie?siècle avec la
constitution de l’Empire ottoman sunnite combattant l’empire perse chiite. Il
existe depuis une certaine tension entre ces deux obédiences. Le xixe?siècle se
caractérise par deux mouvements contradictoires : œcuménique pour une part mais
aussi identitaire.
Pour
autant, jusqu’à la révolution islamique iranienne de 1979, l’opposition
chiites/sunnites demeure secondaire dans l’espace musulman où prédominent les questions
nationales et sociales.
C’est
depuis l’installation de la République islamique en Iran en 1979 que les
chiites redressent la tête un peu partout dans le monde, du Pakistan à l’Inde,
de l’Afghanistan à la Chine, au Yémen, au Sud-Liban (avec le Hezbollah) à la
Syrie (où les alaouites sont au pouvoir depuis 1966) à l’Irak où ils se sont
renforcés après l’invasion américaine de 2003. Les Iraniens contrôlent le golfe
Persique et le détroit d’Ormuz, par lequel passe près de 20?% du pétrole mondial.
L’Iran
est ainsi devenu la «?patrie?» du chiisme, l’équivalent de ce qu’a longtemps
été l’Arabie pour le sunnisme même si, pour cette dernière, ce rôle lui est un
peu contesté dans le monde sunnite par le Qatar, la
Turquie et l’Égypte.
Malgré
leur nombre restreint, les chiites représentent une menace pour les sunnites de
la péninsule Arabique alors même qu’ils sont
traités comme des sous-hommes, subissant l’ injustice et l’exclusion depuis le
7ème siècle. Les chiites sont concentrés dans la région
pétrolière du royaume saoudien [2].
70% de la population du Bahrein est chiite, 30?% au Koweit, 27% dans les
Emirats arabes unis.
On a
même vu certains extrémistes sunnites expliquer que les chiites étaient une
invention des juifs pour compromettre l’islam, alors
même que la branche la plus réactionnaire et la plus sectaire du sunnisme, le
wahhabisme a été effectivement créé et promu par les juifs et les impérialistes
britanniques [3].
Chronologie
d’une opposition millénaire
• 632 : mort du prophète Mahomet, Abou Bakr, Omar puis
Ohtman prennent la tête de la communauté musulmane en tant que califes.
• 656 : Ali, cousin et gendre du prophète accède à son
tour au califat. Un schisme oppose ses partisans, les chiites à la majorité
sunnite.
• 632-661 : conquête de l’Arabie, du Proche-Orient et
du bassin méditerranéen par les quatre premiers califes.
• 680 : Hussein, le fils d’Ali, est tué par l’armée du
calife sunnite à Karbala. Début de la martyrologie chiite.
• viiie-xiiie siècles : coexistence de deux califats,
les Abassides, sunnites (750-1258), et les Fatimides, chiites (909-1171).
• 939 : disparition du 12e iman, dont les chiites
attendent depuis le retour.
• 1517-1924 : califat ottoman, sunnite.
• 1639 : le traité de Qasr E-Chirin met fin à un
siècle et demi de conflit entre l’Empire ottoman sunnite et l’empire perse
séfévide chiite.
• 18ème siècle : le wahhabisme, branche
rigoriste du sunnisme, inspirée du Talmud,
devient religion d’État en Arabie.
• 1926 : la première constitution libanaise partage
les fonctions politiques entre groupes confessionnels.
• 1932 : fondation de l’Arabie Saoudite, monarchie
associée au courant wahhabite (sunnite).
• 1959: dans une fatwa, le grand iman d’Al-Azhar
(premier centre théologique sunnite) reconnaît les chiites comme des musulmans
à part entière.
• 1979: révolution islamique en Iran. Khomeiny
instaure une république islamique. Le pouvoir politique devient sous tutelle du
pouvoir religieux.
• 1980: au Pakistan, la communauté chiite manifeste
contre l’imposition de lois sunnites à toute la communauté musulmane.
• 1982: fondation au Liban du Hezbollah, parti
politique chiite possédant une branche armée et allié à l’Iran.
• 1980-1988 : guerre Iran-Irak opposant le régime laïc
baasiste irakien (majoritairement sunnite) à la république islamique iranienne
(chiite).
• 1997-1998 : massacre de 2 000 chiites par des
talibans afghans, fondamentalistes sunnites.
• 2003: l’invasion américaine en Irak met fin à la
domination sunnite et place des chiites (majoritaires)
à la tête de l’État.
• 2006: après la pendaison de Saddam Hussein, une
vague de violence frappe l’Irak. Les divisions sont confessionnelles.
• Depuis 2011 : la guerre en Syrie cristallise
l’affrontement entre l’Arabie Saoudite (cœur du sunnisme) et l’Iran chiite.
La revanche des chiites et ses conséquences
Quatorze années après l’expédition militaire
américaine en Irak (et la destruction de l’état
laïc irakien par les Occidentaux), l’Iran est devenue la principale
puissance non arabe du monde arabe (Michel Foucher). Cette puissance a été reconnue
de fait avec l’accord de juillet 2015 avec Washington sur le nucléaire.
Le 30 décembre 2006, Saddam Hussein, fut pendu pour
crime contre l’humanité. L’accusation avait reposé sur le massacre, plus de
vingt ans auparavant, de 148 villageois chiites de Doujaïl, en représailles
d’un attentat manqué contre le convoi présidentiel. Durant son procès, Saddam
Hussein n’avait eu de cesse de dénoncer les ennemis de l’Irak : les Américains
et les «mages perses», désignant ainsi les ayatollahs et les gardiens de la
révolution iraniens.
La date de l’exécution, choisie par le Premier
ministre irakien chiite Nouri al-Maliki, fut le premier jour de l’Aïd el-Kébir,
que les sunnites célèbrent un jour avant les chiites.
Ce choix fut interprété par l’Arabie Saoudite et par
la plupart des médias du Maghreb comme l’exécution d’un sunnite et non d’un
tyran.
Un expert du Parlement russe vit dans cette exécution
et sa symbolique l’annonce d’une nouvelle spirale de violence en Irak et dans
la région du Golfe. L’avenir allait vite lui donner raison.
La montée en puissance de l’Iran chiite était donc
devenue inacceptable par l’Arabie Saoudite et provoquait également l’inquiétude
croissante d’Israël et de la Turquie.
L’Arabie Saoudite souhaitait alors diminuer
l’influence iranienne au Proche-Orient. Ceci passait par la déstabilisation du
régime syrien et la formation d’un front sunnite. Le Printemps arabe lui en
fournit l’opportunité. (Promu et financé par des
organisations occidentales, sous prétexte "d’imposer la démocratie",
le Printemps Arabe n’a été imposé qu’aux pays nationalistes/laïques. Le
véritable objectif est d’imposer une dictature islamo-sunnite, comme c’est le
cas actuellement en Tunisie, en Libye, au Soudan, etc. Seuls deux pays ont
résisté les armes à la main et aux prix de centaines de milliers de morts et de
déplacés : l’Algérie et la Syrie. Il n’a pas touché les sombres dictatures
ou royaumes que sont le Maroc, l’Arabie, le Koweït, Bahreïn, le Qatar, les EAU,
et Oman)
La situation actuelle
Près de quinze ans après l’intervention américaine en
Irak, les conflits confessionnels se sont exacerbés et alimentent tous les
conflits au Proche et Moyen-Orient.
Pour autant, l’essence de ces conflits est-elle
principalement religieuse ou les clivages religieux ne sont-ils pas
instrumentalisés par des États et des mouvements politiques en quête de
suprématie régionale ?
Il y a bien, avec la révolution iranienne de 1979 et
ses conséquences, l’affirmation d’une revanche des chiites confortée par la chute
du pouvoir minoritaire sunnite en Irak.
Les djihadistes de Daech ont d’ailleurs tiré parti de
la tentative de formation d’un «Sunnistan» dans les quatre provinces centrales
de l’Irak après la chute de Saddam Hussein.
Leur volonté de rétablir un grand califat passe par
une exacerbation des clivages politico-religieux. Notamment par des attaques
très meurtrières contre les mosquées chiites en Irak ou dans le nord-est de
l’Arabie Saoudite chiite lui aussi. À Bahreïn, la rébellion de la majorité
chiite contre la dynastie sunnite au pouvoir a été écrasée par l’Arabie
Saoudite.
Tous ces affrontements traduisent les stratégies
d’influence des deux grandes puissances du Proche-Orient, l’Iran et l’Arabie
saoudite. Le rapprochement de l’administration Trump avec l’Arabie saoudite au
détriment des relations avec l’Iran est de ce point de vue loin d’être une
simple péripétie diplomatique.
Michel Foucher voit dans les conflits protéiformes du
Moyen-Orient l’équivalent de ceux de la guerre de Trente Ans, très meurtrière
en Europe et qui, de 1618 à 1648, opposait catholiques et protestants, laissant
entrevoir les luttes d’influence entre princes allemands instrumentalisés par
les grandes puissances de l’époque (France, Suède, Autriche). Tout nouvel
équilibre dans ces territoires devrait avoir comme préalable un accord entre
l’Iran et l’Arabie Saoudite accepté par les autres puissances régionales (La
Turquie et Israël…). L’ampleur de la tâche est immense. Elle l’était aussi en
Europe avant le traité de Westphalie (1648)…
Une réconciliation sunnites/chiites est-elle possible à court terme ?
Cela paraît peu probable, idéologiquement ou
politiquement. Beaucoup d’affrontements chiites/sunnites se déroulent
actuellement en Syrie. La guerre en Syrie cristallise l’affrontement entre
l’Arabie Saoudite, cœur du sunnisme, et l’Iran chiite. Mais ce conflit ne peut
s’interpréter avec cette seule grille de lecture. Cette guerre, cruelle de
toutes parts, aspire toutes les forces régionales auxquelles s’ajoutent des
djihadistes européens, asiatiques,
nord-africains qui combattent aux côtés de Daech mais aussi des
milices chiites internationales venant du Liban, de l’Irak ou de l’Afghanistan
qui combattent au côté des troupes régulières syriennes et de la Russie. À ce
jour, aucune véritable solution militaire ou politique ne semble vraiment
s’affirmer. Pour autant, une grande partie de l’avenir du Proche-Orient se joue
sans doute aujourd’hui en Syrie. Mais c’est aussi sans doute là aussi que se
dessine un nouvel ordre politique mondial, marqué par la fin
de l’hégémonisme américain né de l’effondrement du bloc soviétique.
Dernière mise à jour le 25/01/2018
Par Hugo
Lemaitre
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NOTES de Hannibal GENSÉRIC
- Ahmed Assid : «L’incapacité à séparer la religion de l’Etat à l’origine du sous-développement des musulmans»
[2] Une minorité discriminée
Ryad a fait tout son possible au cours du temps pour
neutraliser cette minorité, qui représente entre 10 et 15% de la population saoudienne.
Il a noyé la région concernée, le Hasa, dans une immense province,
Ach-Charqiya, qui comprend tout l’est du royaume. Il a transformé les chiites
en minorité sur leurs terres ancestrales, en y organisant le transfert de
nombreux sunnites. Il a tenté d’entraver leur pratique religieuse, en exerçant
une forte pression sur leurs lieux de culte et leurs manifestations publiques.
Il a enfin exercé une forte discrimination à leur encontre sur le marché du
travail en limitant drastiquement leur accès à des postes de responsabilité.
Les
annotations dans cette couleur sont de H. Genséric
La fracture sunnites/chiites est d’abord une fracture politique ;tout le monde fait les cinq prières par jours , font le ramadan ,font le pèlerinage à la Mecque ensemble.
RépondreSupprimerElle est où la "fracture théologique" ???!!!
cette fracture est voulue par les Etats Unis et l'Occident.Tout le reste est du verbiage,de la poudre aux yeux.Les considerations économiques prevalent avant tout
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