Malgré
une histoire encore assez courte, et dont on se demande d’ailleurs si elle
durera encore très longtemps, l’aviation a déjà connu des machines dont la
célébrité a dépassé le seul cadre de cette activité : du SPAD au Boeing
747 Jumbo Jet, de la “Forteresse Volante” B-17 au Mirage. Mais
le JSF, devenu F-35 mais tout de même resté JSF, c’est autre chose.
Nous
l’avons souvent suivi comme un événement de représentation, – un artefact
de La Société du Spectacle, si
l'on veut, – dépendant au moins autant du système de la communication que
du système du technologisme. L’importance énorme de ce programme à tous égards,
et notamment son aspect quantitatif absolument considérable (correspondance
évidente avec le Règne de la Quantité)
alors qu’on voudrait mettre en évidence d’abord ses aspects qualitatifs pour le
présenter comme une représentation parfaite du Progrès autant de la
communication que du technologisme, tout dans le JSF/F-35 tend à faire de
lui-même rien de moins qu’un événement de civilisation.
C’est
ainsi que William Astore, lieutenant-colonel de l’USAF à la retraite et
collaborateur de Tom Engelhardt sur son site TomDispatch.com, envisage le
JSF/F-35, comme un “événement de civilisation”, c’est-à-dire une parfaite
représentation de notre civilisation, – mais nous pouvons dire
“contre-civilisation”, à ce point. Son article du 16
septembre 2019 (« The Ultra-Costly, Underwhelming F-35 Fighter
– Lockheed Martin Remains Top Gun in the Pentagon's Cockpit »),
qui entend traiter du JSF plutôt comme F-35, – c’est-à-dire un programme
d’avion de combat d'ores et déjà catégorisé mais qui dépasse toutes les
normes du domaine, – débute néanmoins en présentant effectivement l’avion
comme cet “événement de civilisation” dont nous parlons, et, au-delà, comme le
symbole même de notre contre-civilisation, notamment les USA certes, – et,
disons symbole de sa folie, de son incontrôlabilité, etc.
Nous
citons ici ce début de l’article, le reste renvoyant de façon plus classique à
la description technique, technologique et opérationnelle du programme, mais
développée sur le ton extrêmement critique qui convient.
« Vous
êtes doué avec les chiffres ? Je peux me débrouiller avec $1,5 million. Je
pense que je peux même imaginer $1,5 milliard, un montant mille fois plus
élevé. Mais est-il possible d’imaginer un million de fois plus : $1 500 milliards ? Il s'agit là du coût
estimé du programme du Pentagone pour la
construction, le déploiement et l'entretien du chasseur
à réaction F-35, qui n'est plus si neuf, tout au long de sa
vie opérationnelle. Comment des gens peuvent-ils investir autant d'argent dans
une technologie dont le but fondamental est la domination par la destruction,
– et qui, par ailleurs, ne
fonctionnerait pas particulièrement bien ?
» Les
Égyptiens avaient des pyramides. Les Romains avaient des routes, des aqueducs
et des colisées. Les Européens médiévaux avaient des châteaux et des
cathédrales. De nos jours, les pyramides, les aqueducs et les cathédrales de
l’Amérique sont ces avions de guerre, parmi d’autres programmes d’armement
meurtriers, dont un programme de $1 700
milliards pour “moderniser” l'arsenal nucléaire
américain. Contrairement aux projets massifs de l'histoire ancienne, qui
perdurent encore et représentent en quelque sorte le triomphe de l'esprit
humain, les dépenses
massives de l'Amérique en armement militaire ont été consacrées à des totems de
pouvoir qui s'avéreront soit éphémères, soit rendront notre existence même
éphémère, en jetant une ombre profonde sur notre époque, grâce à leur pure
extravagance et au colossal gaspillage qu'ils représentent.
» Aussi
éphémère que le chasseur furtif F-35 puisse figurer en termes historiques,
c'est déjà un symbole classique des guerres éternelles toujours
plus stériles que mène l'Amérique [depuis 9/11]. Comme
elles, ce programme s'est avéré incroyablement
coûteux, incroyablement gaspilleur et impossible à arrêter, malgré les
circonstances lamentables qui le
caractérisent. Il en est venu à symboliser l’artefact
‘trop-gros-pour-échouer’(‘too-big-to-faill’), trop sacro-saint pour qu’on
puisse espérer réduire la violence technologique inhérente à la culture
militarisée de l’Amérique.
» Malgré
son coût stupéfiant et ses performances médiocres, le F-35 n'est pas simplement
le produit de la cupidité
crue et de la puissance du complexe
parlementaro-militaro-industriel. D’une manière étrange, il symbolise
également l'histoire
d'amour que les Américains ont eue avec toutes
sortes d'armes. Il s'agit, pourrait-on dire, des 1 500
milliards de façons dont nous vénérons les avions de guerre et tout ce qu'ils
représentent pour nous.
» Ne
considérez pas le slogan ‘Bruit des réacteurs, le son de la liberté’ (“Jet
noise, the sound of freedom”) comme un simple
autocollant de pare-chocs destiné aux véhicules des
vétérans de l’armée de l’air. Après tout, les Américains ont inventé l'avion et
nous avons toujours tendance à le voir comme le moyen par lequel ce pays peut
dominer le reste du monde, projetant notre
version de la (super) puissance, tout en semant la mort dans des parties
notablement importantes de la planète. Il n'est donc pas surprenant que nos
avions de combat high-tech rugissent
régulièrement sur un mode festif dans le cirque des
versions américaines des colisées romains, suscitant des applaudissements et
des frissons parmi les amateurs de ce spectacle mais sans que l’on se soucie de
leur coût, en argent et en vies.
» Imaginez,
par exemple, ce que les $1 500
milliards qui seront dépensés pour le F-35 au cours de sa durée de
vie pourraient signifier pour l’énergie
verte, les
soins de santé, l’éducation, l’infrastructure ou
pratiquement tout autre besoin urgent dans ce pays aujourd'hui. Compte tenu de
nos actions, compte tenu de ce que nous avons été les plus disposés à financer
de façon extravagante au cours de ce siècle, on pourrait penser que les
Américains croiraient vraiment que quelques escadrons de F-35 pourraient faire
exploser le changement climatique, guérir le cancer ou réparer les routes et
les ponts des États-Unis. Donald Trump semble penser que ce serait une bonne idée d’attaquer des
ouragans avec des armes
nucléaires ! Alors pourquoi pas ? »
…
Le plus
important et le plus intéressant, sans aucun doute, c’est la projection
métaphysique et métahistorique que la crise du JSF qui s’est désormais
largement affirmée dans sa maturité permet de faire à partir des éléments du
Système. Le JSF comme manifestation de la crise du Système par conséquent,
c’est-à-dire crise de la confrontation de la quantité et de la qualité, ou dit
autrement selon les termes choisis par Guglielmo
Ferrero, la puissance (l’“idéal
de puissance”) contre la perfection (l’“idéal de
perfection”). Effectivement, la puissance, ou surpuissance dans
le cas du Système, est absolument une créature du Règne de
la Quantité, et c’est elle qui triomphe dans le cas du
JSF, dans les faits même, dans les chiffres, dans les statistiques, dans la
Matière déchaînée que représente la créature-JSF. Par contraste avec
le besoin de perfection qui entoure la communication faite autour du
programme, rien n’est perfection, ni même possibilité de
recherche de la perfection, comme Astore le remarque
lui-même en observant que « La structure conceptuelle du F-35 est par
nature instable et son logiciel de maintenance a été jusqu’ici un “cauchemar de
bugs” ; cela signifie que les équipes de mise au point et de maintenance
travaillent, en un sens, pour fixer quelque chose qui est par nature mobile et
désordonné ».
...
Effectivement,
le JSF est la pyramide, les aqueducs et la cathédrale à la fois de la modernité
qui prétend fixer décisivement sa puissance dans la
perfection de la postmodernité. Même le système de la
communication perverti ne parvient pas à structurer un simulacre autour d’une inversion
aussi catastrophique, aussi monstrueuse. Ainsi le JSF sert-il à
quelque chose : devenu F-35, (en termes de communication only) il
parachève la démonstration in
vivo de la GCES, –
Grande Crise d’Effondrement du Système.
Source : https://www.dedefensa.org/article/le-singe-de-notre-simulacre
Mis en
ligne le 17 septembre 2019 à 21H15
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