« Ne vous résignez jamais », assurait Gisèle Halimi en mars 2009 à TV5MONDE : « Pour les femmes, il y a une précarité et une fragilité particulières de leurs acquis« .
Source : Cairn, Tania Angeloff, Margar, Maruani
Gisèle Halimi, avocate, militante féministe, femme politique, offre un parcours original, à la fois cohérent et multidimensionnel. Droits de l’homme, droits des femmes, sa trajectoire est marquée par la constance et la radicalité. Entrée au Barreau de Tunis en 1949, à celui de Paris en 1956, elle a été, par son rôle d’avocate et de militante, partie prenante dans la bataille pour la légalisation de l’avortement (1975) et de son remboursement quelques années plus tard.
Les procès qui la rendent célèbres sont aussi ceux des causes qu’elle défendra toute sa vie : dénonciation de la torture, du viol, de la répression de l’avortement. En effet, pour cette militante des droits humains, la torture ne se limitait pas à la définition du sens commun, ou encore à une catégorie du droit. Le viol est torture au même titre que la torture physique et mentale des prisonniers politiques, peut-être plus visible et donc plus facile à dénoncer.
Gisèle Halimi a fait ainsi voler en éclats les frontières traditionnelles qui paralysent l’action politique et le recours juridique et divisent les esprits, courtcircuitant la défense des victimes quand elles sont des femmes. Car, chez elle, le militantisme était une seconde nature, indissociable du métier d’avocate et du statut de femme libre. Gisèle Halimi n’était pas « née femme », elle a dû se battre pour le « devenir », en raison du déni de sa naissance du fait de son sexe, face à ses pairs dans les tribunaux, en politique dans son combat pour la parité…
Femme d’action elle l’a été envers et contre tous, à chaque heure de l’histoire personnelle, nationale et internationale, parfois au risque de sa vie. Envers et contre tous, à commencer par son milieu familial qui a rêvé pour elle un autre destin.
Révolte familiale face à une mère traditionaliste, révolte professionnelle face à de vieux barbons de la magistrature qui ont mis la jeune avocate en demeure de légitimer sa place à la barre uniquement parce qu’elle était femme et jeune. Révolte politique qui bouillonne d’un bout à l’autre de sa trajectoire : de la décolonisation à la parité, au voile, en passant par les procès contre le viol et pour la dépénalisation de l’avortement. Son « front principal » était celui sur lequel elle avait toujours perdu ses procès : l’indépendance économique des femmes, leur droit à l’emploi et à l’égalité professionnelle.
Tania Angeloff et Margaret Maruani – Entretien publié en 2005
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MM : Qu’est-ce qui vous a révoltée ?
GH : C’est l’éternelle différence « toi tu es une fille, c’est pas pareil »… que mes frères… Ça commençait déjà à l’école. Moi j’ai toujours, d’une manière un peu anormale d’ailleurs, adoré l’école. Peut-être pas anormale finalement parce que je ne me sentais pas à l’aise dans mon milieu, dans ma famille. Donc l’école avait pour moi non seulement son attrait pédagogique, mais c’était aussi un espace de liberté. Et comme j’aimais l’école, que j’étais d’un naturel très curieux, je me suis mise à lire beaucoup, beaucoup, dès que j’ai pu…
Tout ce qui me tombait sous la main. En lisant beaucoup j’avais toutes les bases. Pendant ce temps, mes frères, qui étaient cancres, rentraient avec de très mauvaises notes. C’était alors un drame familial. Car c’était eux qui avaient la charge de l’honneur, la charge du nom. Mon père avait commencé comme coursier dans un cabinet d’avocat, et puis il est devenu petit à petit clerc, puis principal clerc, etc. Son rêve, lui qui n’avait pas fait d’études, qui n’a pas eu le certificat d’études, son rêve était d’avoir un fils, qui pouvait devenir, lui, universitaire. Ce qui n’a pas été le cas.
En revanche moi j’allais mon chemin de bonne élève dans l’indifférence totale. J’avais même le sentiment que quand je disais « je suis 1re en français », on ne m’entendait pas. Ensuite, il y a eu la puberté, à 13 ans et là s’est posée la question « il faut marier Gisèle ». J’étais l’aînée, ma sœur est plus jeune que moi, de 4 ans. Donc j’étais l’aînée qu’il fallait marier. Ça m’est apparu comme quelque chose de monstrueux. Me marier c’était me faire endosser le destin de ma mère… qui faisait un enfant tous les 2 ans, qui s’arrangeait avec la religion pour avorter comme elle pouvait…
MM : Elle a avorté votre mère ?
GH : Oui oui. Comme elle pouvait. Elle disait…
MM : Elle vous l’avait dit ? Vous le saviez ça ?
GH : Oui, elle me disait « Dieu ne veut pas que, quand on souffre trop, etc. », elle avortait, mais elle a eu un enfant tous les 2 ans pendant des années. Ma mère me répétait donc que c’était mon destin. Je crois que c’est à ce moment-là que ma révolte a pris forme. Au moment où à 14 ans on m’a dit que je devais épouser un marchand d’huile très sympathique d’ailleurs, il avait 36 ans…
MM : C’est là que vous avez pris conscience de…
GH : Oui alors j’ai dit « je veux continuer ». « Qu’est-ce que tu veux continuer, alors ? » « Je veux continuer à étudier, je veux aller à l’école. » J’étais au lycée, assez bonne et même brillante sauf dans certaines matières, et ma mère disait, complètement désespérée : « Gisèle ne veut pas se marier. Alors qu’est-ce qu’elle veut faire ? Elle veut étudier ». Elle accompagnait son propos d’un geste : le doigt à la tempe comme pour suggérer que je ne tournais pas rond.
Tania Angeloff : Et à partir de quel moment avez-vous eu les mots pour le dire ? Parce qu’on sent une révolte, une rébellion même dès l’enfance, quand vous racontez dans vos livres autobiographiques [1] que pendant que vous nettoyez le sol, vos frères eux ne font rien dans la maison…
GH : Non je n’avais pas de mots encore, j’avais des actes… J’ai fait la grève de la faim très longtemps.
MM : À quel âge ?
GH : Je devais avoir 11 ans je crois. Laissez-moi me souvenir, oui c’était à 11 ans, je devais être en 6e. Je me disais bien que ma mère, la malheureuse, ne transmettait que ce qu’elle avait reçu. Mais moi je ressentais tout ça comme une oppression terrible, et c’est là que le sentiment de l’existence douloureuse, de l’inégalité, est né. On continuait de me répondre : « ce n’est pas pareil, toi, tu es une fille », quand je demandais pourquoi on ne parlait pas aux garçons de se marier mais au contraire de faire leurs études ?
Ma mère a vendu un bracelet que mon père lui avait offert, vous savez un de ces bracelets berbères dorés, pour payer deux ou trois leçons particulières à mon frère. Vous vous rendez compte ? Chez nous ! Des leçons particulières ! Moi, à l’inverse, j’ai été boursière depuis le début de mes études secondaires… À l’époque, en Tunisie, le lycée était très cher. On payait trimestriellement une certaine somme, on devait acheter ses livres. Réussir au concours des bourses n’était pas suffisant pour être boursière jusqu’au bout.
Il fallait obtenir chaque année une moyenne générale de 13 ou 14 pour continuer l’année suivante et être boursière jusqu’au bac. Mon frère aîné a réussi à l’examen des bourses, en 6e, il en a perdu le bénéfice en 5e. J’ai été boursière jusqu’au bout. Et puis comme on était une famille nombreuse, nécessiteuse, les livres m’étaient prêtés en début d’année.
MM : Et vos frères, ça ne les faisait pas enrager ?
GH : Non.
MM : Non… de vous voir vous, la fille, réussir ?
GH : Non, je crois que ça leur était égal.
TA : C’était de l’indifférence ?…
GH : Oui, une indifférence complète, oui. Tout ce qu’ils essayaient, c’était de s’en tirer eux-mêmes, de mentir, de… Non, il n’y avait pas de conflit de ce côté-là. Ils n’étaient centrés que sur eux-mêmes.
MM : C’était le conflit avec les rôles assignés ?
GH : En quelque sorte. Ils trouvaient normal qu’on les serve à table et que ma sœur et moi fassions la vaisselle. Et c’est là que je me suis, pour la première fois, révoltée.
MM : La première révolte c’était ça, les servir à table ?
GH : Oui. Pourquoi ? Pourquoi je devais les servir ? Je concevais que je puisse servir mon père, d’abord parce que je l’aimais beaucoup et puis c’était mon père, mais pourquoi je servirais mes frères ? Ils n’étaient pas meilleurs que moi, ils ne m’étaient en rien supérieurs, il n’y avait aucune raison. Sauf le fait qu’eux étaient du sexe masculin et moi du sexe féminin. Ma mère n’a jamais pu me donner une autre raison. Parce qu’il n’y en avait pas. Donc à ce moment-là j’ai dit « non ».
Alors elle m’a dit « tu ne te mettras plus à table », « tant pis, je ne mangerai pas » et je suis restée sans manger. Ça a ému mon père, qui avait beaucoup d’affection pour moi. Plus tard, ça s’est mué en un espèce d’étonnement d’avoir mis au monde une fille comme ça. L’étonnement est devenu de plus en plus fort quand je lui envoyais de Paris des télégrammes « reçue mention bien, philo à la Sorbonne », « reçue mention bien, droit ». On m’a dit avoir trouvé ça à sa mort, les télégrammes tellement ouverts, refermés, montrés… presqu’en lambeaux…
Cet étonnement est devenu admiratif avec le temps, mais avec une totale, comment dire… incompréhension… « Qu’est-ce que tu as dans ta tête ? » « Pourquoi tu n’es pas comme les autres ? » Et je crois que c’est à partir de ce moment-là que je me suis rendue compte que l’histoire des filles et des garçons devait être différente. Tu es une fille et tu es quelque chose d’intolérable. C’était pour cela qu’on vous assénait un destin : « votre destin c’est ça, il est tout tracé, faut pas en sortir ». Ma mère me disait « tu veux toujours sortir de nos sentiers à nous »… La théorisation est plus tardive.
TA : À partir de quel moment ?
GH : Ça devait être, vers 20 ans, 18, 19, après mon bac. Ça coïncidait avec l’effervescence tunisienne pour l’indépendance. J’observais que les Tunisiens, finalement, étaient aussi méprisés que les femmes. Il y avait quelque chose de commun, mais quoi ? Et donc voilà. Ça a peut-être été ma chance au fond de rejeter très tôt le destin qu’on m’avait tracé, à 14 ans. C’est à 14 ans, souvenez-vous, que je devais épouser le marchand d’huile. Je revois, j’entends encore ma mère répéter, comme dans Molière, « mais il a deux voitures ! ».
MM : Vous vous êtes mariée après ?
GH : Je me suis mariée après, ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux, quand on se marie très jeune. J’avais 20 ans. J’aurais pu ne pas me marier à l’époque.
MM : Halimi c’est votre nom de jeune fille ?
GH : Non c’est mon ex-nom que je garde comme un pseudonyme. Mon ex-mari s’y était opposé d’ailleurs.
MM : Ha oui…
GH : Il faut raconter l’histoire du nom. Moi, je ne voulais pas changer de nom, je voulais garder mon nom, mais je n’étais pas assez forte encore pour résister à la pression d’un homme qui avait d’ailleurs à l’époque, et il a toujours, dix ans de plus que moi… et qui, violemment, m’a dit : « mais qu’est-ce que ça veut dire ? Garder ton nom, mais on vit pas à la colle… ». Alors j’ai tenté un compromis.
J’étais devenue avocate. J’ai commandé du papier à en-tête. Mon père voulait que je garde mon nom, parce qu’il en était fier tout à coup. C’est inattendu, c’est drôle, quand on pense à ce que j’ai raconté dans les premières pages de La cause des femmes [2] Quand on lui a annoncé ma naissance, il a posé le téléphone, accablé, et pendant trois semaines il disait : « non, Fritna, ma femme, n’a pas encore accouché ».
MM : Et le pire c’est qu’ils vous l’ont raconté…
GH : Ils me l’ont raconté dès mon plus jeune âge ! Comme on raconte une histoire d’enfant, une histoire de famille. C’est assez traumatisant de savoir que non seulement on ne voulait pas de vous, mais que pendant trois semaines après votre naissance, on a affirmé que vous n’étiez pas venue au monde… Mais ça a changé, par la suite mon père voulait que je garde son nom, et avec sa complicité on a été chez un imprimeur et on a mis les deux noms accolés. La réaction de mon mari a été soudaine et violente.
Il a pris les piles de papiers, tantôt voulant les jeter par la fenêtre, tantôt voulant y mettre le feu : « nous ne sommes pas une société en noms collectifs… ». Alors j’ai cédé. Mais ayant cédé ce jour-là, je me suis dit plus tard « je ne cèderai plus ». Les femmes ne peuvent pas être les marionnettes qu’on oblige à porter un nom, à qui on enlève le nom, qui reprennent un autre nom. Je me fiche d’ailleurs du nom, je ne crois pas du tout à la symbolique du nom, ça me serait égal d’en avoir un autre, mais je ne veux pas qu’on m’oblige à en porter un, puis à en changer au gré d’une vie privée.
Je ne suis pas quelqu’un à qui on met des numéros successifs. On m’a obligée à changer de nom, j’ai travaillé sous ce nom, c’est donc mon nom, mon pseudonyme, je le garde, c’est mon nom, c’est le nom de mon travail, un nom social que j’ai conquis. J’ai donc décidé que je n’en changerai pas.
MM : Et alors votre féminisme il a changé ?
GH : Depuis ?
MM : Oui.
GH : Il a changé en ce sens qu’il s’est structuré, qu’il s’est théorisé. Je dis souvent que Simone de Beauvoir et moi nous avons mené des itinéraires en sens inverse pour aboutir au même endroit… C’est-à-dire que c’est à partir de ma vie même, de mon vécu, que j’ai pris conscience de la discrimination qui frappait les femmes, de l’injustice intolérable, que je me suis révoltée et que, par la suite, en lisant goulûment, j’ai théorisé. J’ai voulu la création d’un mouvement de femmes, ayant pris conscience assez tôt que seules les femmes, dans une première phase, pouvaient faire avancer la cause des femmes. J’ai beaucoup souffert de l’inégalité entre les sexes quand j’étais très jeune avocate.
Je faisais encore plus jeune que je n’étais parce que mon père m’interdisait tout maquillage, je venais plaider avec mes socquettes, bon… J’arrivais, je perdais du temps pour convaincre les juges, parce que les présidents me regardaient comme une incongruité dans le prétoire, « qu’est-ce que je pouvais bien faire dans ce prétoire ? ». Quand j’arrivais j’avais l’impression de lire dans leurs yeux : « mais quelle mouche a piqué cette gamine, cette fille, pour être là ? ». J’avais en face de moi un bâtonnier qui arrivait et qui disait : « mon jeune et charmant confrère reconnaîtra… » en me toisant.
J’avais plutôt mauvais caractère, heureusement pour moi, ça m’a protégée, donc je ne laissais rien passer. Je rappelais que la robe était justement le symbole de notre égalité, de tout, de classe, de sexe, d’âge, puis je plaidais. Alors là petit à petit je reprenais confiance en moi mais je savais qu’au départ j’étais en perte de vitesse, j’avais un retard à rattraper parce que j’étais une femme et une jeune femme. Face à un avocat chevronné et à des juges dans la tradition.
MM : Avec un handicap…
GH : Au départ, il y avait un handicap. On le retrouve pour toutes les femmes, dans toutes les professions, il y a un parcours que l’homme ne connaît pas. Et des vies différentes. Plus tard, je me souviens, j’ai eu un moment difficile dans ma vie : j’étais seule avec deux jeunes enfants, sans beaucoup de ressources. C’était la guerre d’Algérie, je prenais un avion, l’étudiante que je logeais au pair pour garder mes fils était partie le matin, quand je prenais l’avion… Avant de partir, il fallait faire le menu des enfants, appeler la concierge, téléphoner à des amies pour que mes enfants soient gardés. Et puis je passais ma nuit entière à étudier un dossier difficile. Mais ma chance, c’est que mes petites histoires de vie ont collé avec la grande Histoire avec un grand H.
TA : Donc est-ce que les jalons de votre féminisme recouvrent en fait les jalons historiques du féminisme ?
50GH : Par certains côtés, oui. Parce que le fait qu’une femme, une jeune femme à l’époque, comme moi, ait eu à plaider devant les tribunaux militaires, où étaient en cause la vie, l’honneur, la liberté de ceux qu’on défendait… Je plaidais des affaires politiques, difficiles, dangereuses. Peu d’avocates allaient en Algérie pendant la guerre, ou au Vietnam comme observatrice après l’agression des États-Unis, en 1967.
Droits de l’homme, droits des femmes : même combat ?
TA : Comment faites-vous ce lien justement entre la défense des droits de l’homme et les droits de la femme, ce militantisme féministe si marqué ?
52GH : La base commune qui peut-être n’était pas aussi spécifiquement féministe à l’origine, était l’injustice. L’injustice m’était, comme je l’ai dit dans ma première plaidoirie, physiquement intolérable. L’injustice, le mépris, le racisme font réfléchir sur le colonialisme. Mais fondamentalement je trouvais que les femmes étaient beaucoup plus opprimées que les opprimés politiques. Ainsi, plus que les colonisés, leurs femmes.
J’ai pris conscience très vite qu’il y avait un décalage, une discrimination, une infériorisation de la femme par rapport à l’homme, et qu’elle était spécifique… qu’elle ne tenait, ni à la colonisation, ni au clivage de classes – je commençais à lire Marx. Pourtant dans la même classe, avec la même éducation, la même culture, mais femme, on subissait ce fameux cœfficient différentiel qui nous discriminait. C’est à ce moment-là que j’ai compris, peut-être ne l’ai-je pas appelé immédiatement féminisme, que la lutte qu’il fallait mener c’était celle-là.
MM : Je lisais dans vos livres que vous avez œuvré dans les procès contre la torture [3]… et quand vous parlez de votre avortement vous parlez de torture, quand vous parlez de votre accouchement vous parlez de douleur… Il y a quelque chose chez vous de la révolte contre la douleur physique…
GH : Oui, cette insupportable douleur physique infligée volontairement et contre laquelle on ne veut rien faire. La torture, c’est imposer la souffrance avec l’humiliation. Je me suis sentie très humiliée au moment de mon avortement quand on m’a tutoyée, curetée à vif et que je hurlais. C’était mon premier avortement. On est face à des hommes qui ont la volonté de vous imposer leurs lois. Le médecin qui ne voulait pas qu’on avorte m’a dit : « Comme ça tu ne recommenceras pas ». Sur quoi il se trompait d’ailleurs. C’est vrai que je l’ai assimilé à la torture parce que la torture c’est un peu ça, évidemment avec des variantes politiques.
Il faut savoir que la torture, en Algérie ou ailleurs, contre la lutte révolutionnaire de tout un peuple, n’est pas utilisée seulement pour faire parler : on arrêtait les gens, on les torturait, on les libérait le lendemain, ils n’avaient rien fait, on les terrorisait : « Tu vois ce qui peut t’arriver si jamais tu nous combats… ».
On torturait systématiquement, Massu en particulier, pendant la bataille d’Alger. Il relâchait quelques-uns du groupe arrêté, il n’avait aucune charge contre eux. C’était dans une casbah et c’était le téléphone arabe : « voilà comment on torture » et ils racontaient la torture à l’électricité, la baignoire, on les amochait suffisamment – pas suffisamment pour qu’ils ne reviennent pas, tout le monde n’a pas été Maurice Audin – mais quand même suffisamment pour tenter de paralyser au fond le militantisme, la prise de maquis…
L’avortement, le viol et la torture
MM : Gisèle, si on essaye de récapituler, vous avez réussi beaucoup de choses, d’actions, de procès, j’ai envie de vous poser une question un peu bête : avec le recul quelles sont vos principales réussites, mais aussi quels sont vos échecs ?
GH : Parmi les réussites, et avec d’autres militantes je dirais, incontestablement, la lutte qui a donné aux femmes le droit de choisir de donner (ou non) la vie, c’est-à-dire l’éducation sexuelle, la contraception et l’avortement. Je pense que c’est la liberté des libertés, je l’appelle la liberté « élémentaire ». Parce que les femmes se sont appropriées leurs corps. Les femmes sont sorties du servage. Parce qu’au fond, c’est ça le servage. Et en même temps je ne veux pas m’arrêter au corps, je pense que c’est toute la femme – physique, affective, psychologique, qui a conquis cette liberté.
Choisir de donner la vie exige une intelligence, une lucidité et un sens des responsabilités. On ne peut pas donner la vie par erreur sur la contraception ou par oubli de sa pilule. Et j’ai toujours été très fermement convaincue que le progrès c’était faire échec à l’échec. C’était une bataille globale que je ne limite pas à l’avortement. L’avortement c’est l’ultime recours mais il doit être un droit. Toutes les femmes de ma génération savent ce qu’ont été les avortements clandestins. Ce n’est pas seulement l’horreur de ces curetages, c’est la recherche de la personne, l’argent, la culpabilité. On se sent coupable mais de quoi ? Pas d’avorter car déterminer le commencement dans la vie m’a toujours semblé être une question métaphysique.
Je dois dire que de voir et de parler souvent avec les professeurs Jacob et Monod, qui nous ont soutenues dans le procès de Bobigny [4] m’avait beaucoup, beaucoup enrichie. C’était un débat métaphysique certes, mais la culpabilité, elle, on la ressentait à l’égard de la société elle-même. Je me souviens, j’étais jeune avocate, je plaidais un procès politique important, et j’étais en train d’avorter, avec une sonde dans le ventre. Le lendemain hémorragie. Je me disais, je suis avocate, j’ai des responsabilités, des hommes ont été condamnés à mort et… alors c’était mon impuissance, une forme d’humiliation et je me sentais coupable, je me sentais coupable ! Comment est-ce que je pouvais porter tout ça en moi ? L’avocate, celle qui commettait un délit et celle qui défendait. Cela m’avait beaucoup marquée.
Pour en revenir à votre question, je pense que la bataille a été très bien menée. Michèle Chevalier [5], elle, était communiste. Et si elle est venue chez moi, c’est parce qu’elle était employée de métro, qu’elle avait lu dans la bibliothèque du métro Djamila Boupacha [6] et qu’elle s’est dit, puisque cette avocate a défendu cette Algérienne torturée, peut-être qu’elle acceptera de nous défendre… Elle est donc venue me trouver. Je lui ai dit : « Voilà, si vous voulez on fait un grand procès ».
J’en ai parlé à Simone de Beauvoir, on venait de créer « Choisir » et « Choisir » a pris en main le procès. Je sais personnellement que jamais je n’aurais plaidé comme j’ai plaidé s’il n’y avait pas eu au même moment la foule des femmes présentes au tribunal, encerclant le tribunal, que la police repoussait. Le président furieux disait « fermez les fenêtres, fermez les portes ! ». Il s’est passé quelque chose qui a fait que les luttes de femmes ont fait basculer l’opinion publique et l’opinion publique basculant, elle a obligé l’Assemblée nationale à se saisir de l’abolition de la loi répressive.
MM : C’est clair !
GH : C’est clair, et ce qui est clair et qu’on ne dit pas souvent, c’est que malgré Giscard d’Estaing, selon moi le plus féministe de nos présidents de la République, le plus moderne, toute sa droite a saboté le texte et que, si il n’y avait pas eu les voix de la gauche, unanimes, responsables, c’est-à-dire communistes et socialistes, on n’aurait pas eu de loi du 17 janvier 1975 sur l’ivg (interruption volontaire de grossesse).
MM : Je repose ma question, Gisèle, pour vous, le procès le plus important, c’est Bobigny ou Djamila Boupacha ?
GH : À vrai dire il y en aurait même un troisième. Celui du viol. C’est important aussi.
MM : Oui de ces trois, lequel ?
GH : J’aurai du mal à choisir, parce que par exemple Djamila Boupacha, c’est un combat qui n’était pas seulement axé sur l’Algérie. C’était une femme, une jeune femme de 20 ans, c’était une militante d’une cause que je partageais – l’indépendance de l’Algérie – c’était une femme qui n’avait jamais rien fait d’éclatant avant, qui était très religieuse et très traditionnelle.
Elle était vierge et elle a été violée, elle a été torturée par les parachutistes français. Mais évidemment pas torturée comme son frère ou son père, qui ont tous été torturés. Elle a été d’abord déshabillée, a subi des injures obscènes… et violée avec une bouteille de bière, avant d’être livrée à la soldatesque… Si elle n’avait pas été femme, tout ça ne se serait pas passé comme ça. C’est là que j’ai vu les différences et j’ai vu qu’elle était symboliquement, bien sûr une héroïne algérienne, mais pour moi une héroïne féminine, féministe. Elle faisait objectivement avancer la cause des femmes, elle faisait honneur aux femmes.
TA : Les deux sont intrinsèquement liés.
GH : Oui absolument, absolument, pour moi, oui.
MM : Il n’y a pas de hiérarchie…
GH : Non ! non, il n’y en a pas. En 1972 le procès de Bobigny a été un très grand moment, c’est évident, parce qu’il y a eu toute la force de tous ces mouvements de femmes. Je ne les ai jamais senties aussi fortes, elles étaient prêtes à renverser les portes du tribunal, la police, elles ont foncé dedans. Avec leurs calicots et leurs cris de fierté de femmes. Delphine Seyrig, Christiane Rochefort, Simone de Beauvoir, témoins à la barre. La force des femmes était formidable et je trouve que dans cette commémoration des 30 ans de la loi sur L’ivg on ne l’a pas vue.
J’ai même lu dans un journal, je ne sais plus lequel : « Et Veil créa L’ivg ». J’aime beaucoup Simone Veil, je m’entends très bien avec elle, on est très liées, jamais elle n’oublie de mentionner le procès de Bobigny, et moi je le dis, je l’écris, elle a eu un grand courage… Mais il y avait aussi les femmes, l’opinion publique et le fait que la droite n’a pas suivi. La droite s’est cramponnée sur ses positions conservatrices. Et cela a été occulté.
Donc c’était un grand moment. Le procès du viol aussi, parce c’était un autre procès exemplaire. C’est qu’on ne peut pas faire des procès comme on les a faits avec n’importe quel dossier, même si vous retrouvez les mêmes thèmes, il faut que ce soit un dossier exemplaire, parfait, qu’on n’ait rien à reprocher aux inculpées par ailleurs, parce que si on leur reproche quelque chose, c’est fini, le procès devient un procès ordinaire.
MM : Sans faille…
GH : Voilà, pas de faille. Djamila était une militante, une héroïne ; en plus ce qui m’a frappée, c’est en ça que c’est aussi très spécifique, c’est qu’à l’inverse des hommes qui ont été abominablement torturés, elle, elle n’oubliera jamais. On se voit toujours, elle vient chez moi… Elle a toujours autre chose à me dire, qu’elle n’a pas dit, qui lui revient. Elle a toujours dans la tête, elle l’a eu très longtemps, que « maintenant, je suis à jeter aux ordures… je ne suis plus un être humain ». Elle s’est mariée, elle est restée huit mois sans vouloir que son mari la touche. Son mari était aussi un ancien maquisard.
Elle n’est pas indemne, elle ne sera jamais indemne. Je crois que c’est parce qu’elle est femme. Les autres – les hommes – ce n’est pas la même chose, ils sont intégrés, ils sont des héros, ils sont… mais elle, il lui restera toujours quelque chose, et vaguement, vaguement, le malheur d’être une femme. Le malheur d’être une femme, ça marque dans ces cas-là. Et le procès de Bobigny était aussi un cas exemplaire. C’était des femmes, des employées de métro, Michèle Chevalier, mère de trois filles « naturelles ». Le monsieur a fait les enfants et s’en est allé.
Elle les élevait toutes les trois sur son seul salaire. Sa fille, Marie-Claire, que j’ai défendue, a 49 ans aujourd’hui, elle avait 16 ans quand je l’ai connue. Elle-même a une fille de 16 ans, superbe, qui pourrait être mannequin. Mais il semble que Marie-Claire ait subi le même destin que sa mère. Elle élève sa fille toute seule, pas de père. Le père s’en est allé lui aussi. Je me souviens que sa mère, Michèle, a dit à sa fille : « Si tu veux, on n’a rien, mais quand on n’a rien pour trois on n’aura rien pour quatre, on garde l’enfant… »
Marie-Claire, au tribunal pour enfants, le Président lui tendait la perche : « Dites que vous ne pouvez pas, que… » et ça aurait permis l’acquittement, parce que devant un tribunal correctionnel, quand les faits sont reconnus on peut pas vous acquitter. Elle a dit « non, non, c’est pas ça moi, je ne me sens pas prête à être mère, je n’en ai aucune envie, je ne veux pas avoir d’enfant pour l’instant, plus tard peut-être, mais aujourd’hui je n’en veux pas, je ne veux pas de cette responsabilité, j’ai été violée, je ne veux pas de cela ». Elle a quand même été acquittée.
MM : Et le procès du viol ?
GH : Je défendais deux jeunes femmes lesbiennes, qui campaient ensemble dans une calanque, pas loin de Toulon, et qui avaient été agressées dans la journée par une bande de voyous, quand elles allaient faire leurs courses au village. Elles les ont rembarrés et les voyous ont décidé une expédition punitive la nuit, et la nuit a été une nuit d’horreur. L’un des agresseurs avait le crâne fendu parce qu’elles se sont défendues avec un maillet avec lequel elles avaient planté leur tente, elles étaient elles-mêmes blessées.
L’horreur ! À l’aube elles sont allées au commissariat de police, couvertes de sang, couvertes de sperme. Et les violeurs osaient plaider qu’elles étaient consentantes ! C’était exemplaire parce qu’il s’agissait de lesbiennes. Le président sous-entendait que ça ne pouvait pas leur faire de mal… Ça leur apprendra. Ces procès ont en commun qu’ils entreront dans l’histoire des femmes, en tout cas dans l’histoire judiciaire. J’aurais donc du mal à choisir entre les trois, parce que tous les trois ont au complet ce que je viens de dire, et en plus la dimension tragique qui sied si bien aux femmes.
L’égalité professionnelle : les procès perdus
TA : Est-ce que vous avez des regrets justement sur des procès qui n’ont pas donné cette dimension ?
GH : Oui, des échecs par un certain côté. Je crois n’avoir jamais remporté de succès dans le domaine de l’égalité professionnelle.
MM : Ça vous me l’aviez dit quand…
GH : C’est mon grand échec, parmi plusieurs. Le premier, je le dis en souriant, je n’ai jamais réussi à faire une fille ! Mais j’ai une petite fille… Et puis je ne suis jamais arrivée, même avec des bons dossiers, à gagner un procès dans le domaine professionnel. Je me souviens de l’affaire Vilmorain. C’était une ingénieure agronome, candidate à un emploi, on lui a dit qu’elle avait tout ce qu’il fallait, les diplômes, mais que, à diplôme égal, on préférait embaucher un homme. Nous avons plaidé jusqu’à la Cour de cassation, mais nous avons perdu.
MM : Mais pourquoi alors ?
GH : Parce que là, les mentalités sont plus fortes que le droit. Et la justice et les rapports sociaux de sexe, la domination masculine et cette forme d’économie qui sous-estime le travail des femmes inspirent ces décisions.
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Le procès de Bobigny : La cause des femmes. La plaidoirie de Me Gisèle Halimi
Source : La Grande Bibliothèque du Droit, Me Gisèle Halimi
Auteur : Ordre des Avocats de Paris – Me Gisèle Halimi
« Monsieur le président, Messieurs du tribunal,
Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme.
Je ressens donc au premier plan, au plan physique, il faut le dire, une solidarité fondamentale avec ces quatre femmes, et avec les autres.
Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que je m’identifie précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes à l’audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de femmes françaises et autres.
Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne.
Et si je ne parle aujourd’hui, Messieurs, que de l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d’un autre âge, c’est moins parce que le dossier nous y contraint que parce que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe les femmes.
C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée.
Voilà vingt ans que je plaide, Messieurs, et je pose chaque fois la question et j’autorise le tribunal à m’interrompre s’il peut me contredire. Je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’État, ou pour la femme d’un médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou d’un P-DG de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs.
Je pose la question. Cela s’est-il trouvé dans cette enceinte de justice ou ailleurs ? Vous condamnez toujours les mêmes, les « Mme Chevalier ». Ce que nous avons fait, nous, la défense, et ce que le tribunal peut faire, ce que chaque homme conscient de la discrimination qui frappe les mêmes femmes peut faire, c’est se livrer à un sondage très simple. Prenez des jugements de condamnation pour avortement, prenez les tribunaux de France que vous voudrez, les années que vous voudrez, prenez cent femmes condamnées et faites une coupe socio-économique : vous retrouverez toujours les mêmes résultats :
– 26 femmes sont sans profession, mais de milieu modeste, des « ménagères » ;
– 35 sont employées de bureau (secrétaires-dactylos) : au niveau du
secrétariat de direction, déjà, on a plus d’argent, on a des relations,
on a celles du patron, un téléphone… ;
– 15 employées de commerce et de l’artisanat (des vendeuses, des coiffeuses…) ;
– 16 de l’enseignement primaire, agents techniques, institutrices, laborantines ;
– 5 ouvrières ;
– 3 étudiantes.
Autre exemple de cette justice de classe qui joue, sans la moindre exception concernant les femmes : le manifeste des 343.
Vous avez entendu à cette barre trois de ses signataires. J’en suis une moi-même. Trois cent quarante trois femmes (aujourd’hui, trois mille) on dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement. Les a-t-on seulement inculpées ? Nous a-t-on seulement interrogées ? Je pense à Simone de Beauvoir, à Françoise Sagan, à Delphine Seyrig – que vous avez entendues – Jeanne Moreau, Catherine Deneuve… Dans un hebdomadaire à grand tirage, je crois, Catherine Deneuve est représentée avec la légende : « La plus jolie maman du cinéma français » ; oui certes, mais c’est aussi « la plus jolie avortée du cinéma français » !
Retournons aux sources pour que Marie-Claire, qui s’est retrouvée enceinte à seize ans, puisse être poursuivie pour délit d’avortement, il eût fallu prouver qu’elle avait tous les moyens de savoir comment ne pas être enceinte, et tous les moyens de prévoir.
Ici, Messieurs, j’aborde le problème de l’éducation sexuelle.
Vous avez entendu les réponses des témoins. Je ne crois pas que, sur ce point, nous avons appris quelque chose au tribunal. Ce que je voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles avaient un corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en prendre et donner ?
Combien ?
Très peu, j’en ai peur.
Il y a dans mon dossier une attestation de Mme Anne Pério, professeur dans un lycée technique, qui indique que, durant l’année scolaire 1971-1972, il y a eu treize jeunes filles entre dix-sept ans et en vingt ans en état de grossesse dans ce lycée. Vous avez entendu, à l’audience, Simone Iff, vice-présidente du Planning familial. Elle est venue vous dire quel sabotage délibéré les pouvoirs publics faisaient précisément de cet organisme qui était là pour informer, pour prévenir, puisque c’est de cela qu’il s’agit.
Vous avez, Messieurs, heureusement pour vous, car je vous ai sentis accablés sous le poids de mes témoins et de leur témoignage, échappé de justesse à deux témoignages de jeunes gens de vingt ans et de dix-sept ans, mes deux fils aînés, qui voulaient venir à cette barre. Ils voulaient vous dire d’abord à quel point l’éducation sexuelle avait été inexistante pendant leurs études. L’un est dans un lycée et l’autre est étudiant. Ils voulaient faire – il faut le dire – mon procès. Mon procès, c’est-à-dire le procès de tous les parents.
Car l’alibi de l’éducation sexuelle, à la maison, il nous faut le rejeter comme quelque chose de malhonnête. Je voudrais savoir combien de parents – et je parle de parents qui ont les moyens matériels et intellectuels de le faire – abordent tous les soirs autour de la soupe familiale l’éducation sexuelle de leurs enfants. Mme Chevalier, on vous l’a dit, n’avait pas de moyens matériels, et elle n’avait pas reçu elle-même d’éducation sexuelle. Je parle de moi-même et de mes rapports avec mes enfants. Moi, je n’ai pas pu le faire. Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Mais je peux peut-être essayer de l’expliquer. Peut-être parce que, entre les parents et les enfants, il y a un rapport passionnel, vivant, vivace, et c’est bon qu’il en soit ainsi ; peut-être aussi parce que, pour les enfants, il y a cette image des rapports amoureux des parents et que cela peut culpabiliser les enfants et la mère ? Toujours est-il que l’on ne peut décider que les parents auront l’entière responsabilité de l’éducation sexuelle. Il faut des éducateurs spécialisés, quitte pour les parents à apporter, en quelque sorte, une aide complémentaire.
Pourquoi ne pratique-t-on pas l’éducation sexuelle dans les écoles puisqu’on ne veut pas d’avortement ?
Pourquoi ne commence-t-on pas par le commencement ? Pourquoi ?
Parce que nous restons fidèles à un tabou hérité de nos civilisations judéo-chrétiennes qui s’oppose à la dissociation de l’acte sexuel et de l’acte de procréation. Ils sont pourtant deux choses différentes. Ils peuvent être tous les deux actes d’amour, mais le crime des pouvoirs publics et des adultes est d’empêcher les enfants de savoir qu’ils peuvent être dissociés.
Deuxième responsabilité :
L’accusation, je le lui demande, peut-elle établir qu’il existe en France une contraception véritable, publique, populaire et gratuite ? Je ne parle pas de la contraception gadget, de la contraception clandestine qui est la nôtre aujourd’hui. Je parle d’une véritable contraception. Je dois dire que j’ai cru comprendre que même la contraception était prise à partie dans ce débat.
Je dois dire qu’il m’est arrivé de parler à plusieurs reprises de ce problème, publiquement. J’ai eu face de moi des hommes d’Église : même eux n’avaient pas pris cette position. La contraception, à l’heure actuelle, c’est peut-être 6% ou 8% des femmes qui l’utilisent. Dans quelles couches de la population ? Dans les milieux populaires, 1% !
Dans la logique de la contraception, je dis qu’est inscrit le droit à l’avortement.
Supposons que nous ayons une parfaite éducation sexuelle. Supposons que cela soit enseigné dans toutes les écoles. Supposons qu’il y ait une contraception véritable, populaire, totale, gratuite. On peut rêver… Prenons une femme libre et responsable, parce que les femmes sont libres et responsables. Prenons une de ces femmes qui aura fait précisément ce que l’on reproche aux autres de ne pas faire, qui aura manifesté constamment, régulièrement, en rendant visite à son médecin, sa volonté de ne pas avoir d’enfants et qui se trouverait, malgré tout cela, enceinte.
Je pose alors la question : « Que faut-il faire ? »
J’ai posé la question à tous les médecins. Ils m’ont tous répondu, à l’exception d’un seul : « il faut qu’elle avorte ». Il y a donc inscrit, dans la logique de la contraception, le droit à l’avortement. Car personne ne peut soutenir, du moins je l’espère, que l’on peut donner la vie par échec. Et il n’y a pas que l’échec. Il y a l’oubli. Supposez que l’on oublie sa pilule. Oui. On oublie sa pilule. Je ne sais plus qui trouvait cela absolument criminel. On peut oublier sa pilule. Supposez l’erreur. L’erreur dans le choix du contraceptif, dans la pose du diaphragme.
L’échec, l’erreur, l’oubli…
Voulez-vous contraindre les femmes à donner la vie par échec, par erreur, par oubli ? Est-ce que le progrès de la science n’est pas précisément de barrer la route à l’échec, de faire échec à l’échec, de réparer l’oubli, de réparer l’erreur ? C’est cela, me semble-t-il, le progrès. C’est barrer la route à la fatalité et, par conséquence, à la fatalité physiologique.
J’ai tenu à ce que vous entendiez ici une mère célibataire. Le tribunal, je l’espère, aura été ému par ce témoignage. Il y a ici des filles, des jeunes filles qui, elles, vont jusqu’au bout de leur grossesse pour des raisons complexes, mais disons, parce qu’elles respectent la loi, ce fameux article 317. Elles vont jusqu’au bout.
Que fait-on pour elles ? On les traites de putains. On leur enlève leurs enfants, on les oblige, la plupart du temps, à les abandonner ; on leur prend 80% de leur salaire, on ne se préoccupe pas du fait qu’elles sont dans l’obligation d’abandonner leurs études. C’est une véritable répression qui s’abat sur les mères célibataires. Il y a là une incohérence au plan de la loi elle-même.
J’en arrive à ce qui me paraît le plus important dans la condamnation de cette loi. Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et, si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus : Pourquoi ? Pour ma part, je pourrais me borner à dire : parce qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être, depuis toujours opprimé. La femme était esclave disait Bebel, avant même que l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’État, la femme devint le « démon », la « tentatrice ».
Au Moyen Âge, la femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michelle et une Hortense David ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme.
Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient travailleur, elle est bien sûr – nous n’oublions pas cette analyse fondamentale – exploitée comme les autres travailleurs.
Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes les classes.
La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et l’oppression – Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre – n’est pas seulement celle de l’économie.
Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée. L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la femme à l’homme. « Ménagère ou courtisane », disait d’ailleurs Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes.
Pour trouver le moyen de cette soumission, Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus.
Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil, dans leur préambule, avaient écrit ceci et c’est tout le destin de la femme : « La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants… Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier. » Certes, le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il faut, ce soir, que vous fassiez l’effort de nous comprendre.
Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression ? Pardonnez-moi, Messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements !…
– Croyez-vous que l’injustice fondamentale et intolérable n’est pas déjà là ?
– Ces quatre femmes devant ces quatre hommes !
– Ne croyez-vous pas que c’est là le signe de ce système oppressif que
subit la femme ? Comment voulez-vous que ces femmes puissent avoir envie
de faire passer tout ce qu’elles ressentent jusqu’à vous ? Elles ont
tenté de le faire, bien sûr, mais quelle que soit votre bonne volonté
pour les comprendre – et je ne la mets pas en doute – elles ne peuvent
pas le faire.
Elles parlent d’elles-mêmes, elles parlent de leur corps, de leur
condition de femmes, et elles en parlent à quatre hommes qui vont tout à
l’heure les juger. Cette revendication élémentaire, physique, première,
disposer de nous-mêmes, disposer de notre corps, quand nous la
formulons, nous la formulons auprès de qui ? Auprès d’hommes. C’est à
vous que nous nous adressons.
– Nous vous disons : « Nous, les femmes, nous ne voulons plus être des serves ».
Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ?… Cela est démentiel !
Accepter que nous soyons à ce point aliénées, accepter que nous ne puissions pas disposer de notre corps, ce serait accepter, Messieurs, que nous soyons de véritables boîtes, des réceptacles dans lesquels on sème par surprise, par erreur, par ignorance, dans lesquels on sème un spermatozoïde. Ce serait accepter que nous soyons des bêtes de reproduction sans que nous ayons un mot à dire.
L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. Et personne, comprenez-moi, Messieurs, personne n’a jamais pu obliger une femme à donner la vie quand elle a décidé de ne pas le faire.
En jugeant aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
J’en ai terminé et je pris le tribunal d’excuser la longueur de mes explications. Je vous dirai seulement encore deux mots : a-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit « civilisé », de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même ?
Ce jugement, Messieurs, vous le savez – je ne fuis pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage – ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera. Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence. »
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