Les médias
américains ignorent des fuites émanant de l’Organisation pour l’interdiction
des armes chimiques qui laissent entrevoir une opération de dissimulation.
Une série de
documents de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC)
ayant fait l’objet d’une fuite soulève la possibilité que l’administration
Trump ait bombardé la Syrie pour des motifs fallacieux et fait pression sur des
fonctionnaires du plus grand organisme mondial de surveillance des armes
chimiques pour étouffer l’affaire.
Siège de
l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques à La Haye, Pays-Bas. (Yuriko Nakao / Getty Images) |
Deux fonctionnaires de l’OIAC, des
scientifiques tenus en haute estime avec plus de 25 ans d’expérience à eux deux
au sein de l’organisation, ont dénoncé de l’intérieur cette opération de
dissimulation. Cependant, contrairement à de nombreux lanceurs d’alerte de
l’ère Trump, ils n’ont trouvé aucun soutien, ni même un interlocuteur, dans les
cercles du pouvoir aux États-Unis.
Le bombardement
de la Syrie le 13 avril 2018 par l’administration Trump s’est produit plusieurs
jours après que celle-ci a accusé les forces syriennes d’avoir tué près de 50
personnes dans une attaque à l’arme chimique à Douma, une banlieue de Damas.
Des séquences vidéo largement relayées montraient de multiples cadavres à
l’intérieur d’un immeuble d’habitation et un autre groupe de victimes présumées
d’une attaque au gaz prises en charge dans un hôpital. Bien que la Maison Blanche n’ait pas
présenté de preuves de ses accusations contre la Syrie, les images
déchirantes ont convaincu le Congrès et les médias d’encourager les frappes
militaires (comme elles l’ont fait dans des circonstances semblables l’année
précédente).
Pourtant, il y
avait des raisons d’être rapidement sceptique. Le gouvernement syrien était sur
le point de reprendre les derniers bastions de Douma tenus par Jaych
al-Islam, une milice terroriste wahhabite soutenue par l’Arabie saoudite
qui bombardait sans relâche la capitale syrienne. Si les forces syriennes ont
utilisé soudainement des armes chimiques, cela signifierait qu’elles ont
franchi sciemment la « ligne rouge », provoquant ainsi une
intervention militaire américaine. Les reportages ultérieurs menés par les
journalistes britanniques Robert Fisk de The Independent, Riam
Dalati, producteur de la BBC, et James Harkin, qui a enquêté pour The
Intercept, ont
démontré que les civils filmés à l’hôpital n’ont pas été exposés à un gaz
toxique.
Le récit du
gouvernement américain a été renforcé en mars 2019 lorsque l’OIAC a publié un
rapport final tant attendu, qui a conclu qu’il y avait des « motifs
raisonnables » de croire qu’une attaque à l’arme chimique a eu lieu à
Douma et que « l’agent chimique toxique était vraisemblablement du chlore
moléculaire ».
Le rapport,
toutefois, n’était pas le dernier mot de l’OIAC. Depuis mai 2019, des documents
internes de l’OIAC, dont une mine d’informations publiées par WikiLeaks,
révèlent que le rapport initial des enquêteurs sur l’attaque de Douma
débouchait sur des
conclusions différentes de celles figurant dans la version publiée par
l’organisation. Les conclusions des enquêteurs ont été rejetées par des hauts
fonctionnaires qui ont caché les preuves au public.
Les principales révélations suivantes
figuraient dans les fuites :
Des hauts
fonctionnaires de l’OIAC ont apporté des modifications au rapport initial des
enquêteurs sur l’attaque de Douma, afin d’élaborer une version nettement
différente de l’original. Les faits principaux ont été supprimés ou déformés,
et les conclusions ont été réécrites pour corroborer l’allégation selon
laquelle une attaque au gaz de chlore s’était produite à Douma. Le rapport initial de l’équipe
ne concluait pas qu’une attaque chimique avait eu lieu et laissait
ouverte la possibilité que les victimes aient été tuées lors d’un incident
« non lié à un agent chimique ».
Quatre experts
d’un État membre de l’OIAC et de l’OTAN ont mené un examen toxicologique à la
demande de l’équipe de l’OIAC. Ils ont conclu que les symptômes observés chez
les civils à Douma, en particulier l’apparition soudaine d’une mousse
excessive, ainsi que la concentration des victimes filmées dans l’immeuble
d’habitation si proche de l’air frais, « ne
cadraient pas avec l’exposition au chlore, et aucun autre agent chimique
candidat évident causant les symptômes n’a pu être identifié ».
Les analyses
chimiques des échantillons prélevés à Douma ont montré que les composés chlorés
ont été, dans la plupart des cas, détectés en quantités infimes de l’ordre de
parties par milliard. Mais cette découverte n’a pas été présentée publiquement.
De plus, il est apparu plus tard que les agents chimiques eux-mêmes n’étaient
pas uniques. D’après l’auteur du rapport initial, le plus grand expert de
l’OIAC en matière de composition des armes chimiques, ils auraient pu résulter
d’un contact avec des produits ménagers comme l’eau de Javel, ou provenir d’eau
chlorée ou de produits de protection du bois.
L’auteur du rapport initial a contesté les révisions
dans un courriel en exprimant ses « plus vives préoccupations ». La
version altérée « déforme les faits », écrit-il, « sapant sa
crédibilité » en conséquence.
À la suite du
courriel de contestation de la manipulation des conclusions de l’équipe, l’OIAC
a publié un rapport provisoire édulcoré en juillet 2018. À peu près à ce
moment-là, les cadres de l’OIAC ont décrété que l’enquête serait confiée à une
soi-disant « équipe de base », qui excluait tous les enquêteurs sur
l’attaque de Douma qui s’étaient rendu en Syrie, à l’exception d’un auxiliaire
médical. C’était cette équipe de base – et non les inspecteurs qui avaient été
envoyés à Douma et qui ont approuvé le document original – qui a rédigé le
rapport final de mars 2019.
Après le
courriel de contestation, et seulement quelques jours avant la publication du
rapport provisoire le 6 juillet, une délégation du gouvernement américain a
rencontré des membres de l’équipe d’enquête pour tenter de les convaincre que
le gouvernement syrien avait perpétré une attaque chimique avec du chlore.
D’après le reporter chevronné Jonathan Steele, qui a interviewé l’un des
lanceurs d’alerte, l’équipe de Douma considérait cette rencontre comme « une pression inacceptable et une violation des principes
déclarés d’indépendance et d’impartialité de l’OIAC ».
L’ingérence des États parties est explicitement interdite en vertu de la
Convention sur l’interdiction des armes chimiques.
La conclusion
découlant du rapport final de l’OIAC, largement diffusé, notamment par
l’administration Trump, était que les bouteilles de gaz trouvées à Douma
provenaient probablement d’un avion militaire syrien. Une étude technique non
publiée est parvenue à la conclusion inverse. L’étude évaluait des hypothèses
contradictoires : soit les bouteilles avaient été larguées du ciel, soit elles
avaient été placées manuellement. Il est « plus probable », selon les
conclusions de l’étude, « que les deux bouteilles aient été placées
manuellement… que larguées depuis l’avion ». S’agissant de
l' »emplacement 4″, où une bouteille a été trouvée sur un lit, l’étude a
déterminé que la bouteille était trop large pour être passée par le trou dans
le toit au-dessus du lit ; sur un autre site, l' »emplacement 2″, les
dégâts observés sur la bouteille et le toit par lequel elle est prétendument
passée étaient incompatibles avec un bombardement par avion. Les experts en
balistique ont aussi indiqué qu’il était plus probable que le cratère avait été
produit par une explosion, vraisemblablement par une munition d’artillerie, une
roquette ou un mortier. S’agissant des deux bouteilles, l’étude a conclu que
l' »hypothèse alternative », selon laquelle les bouteilles ont été
placées manuellement et les cratères ont été produits par d’autres moyens,
« constituait la seule explication plausible des observations sur les
lieux. »
Les dirigeants
de l’OIAC n’ont pas encore expliqué concrètement pourquoi ils ont supprimé les
conclusions critiques et modifié radicalement le rapport original. Au lieu de
cela, ils ont dénigré les deux membres de l’équipe de la mission
d’établissement des faits de l’attaque de Douma qui ont dénoncé la manipulation
de leur enquête.
Le premier
inspecteur dissident est seulement connu sous le nom d’Inspecteur B (son
identité n’est pas confirmée publiquement). B était le coordinateur
scientifique de la mission à Douma, et l’auteur principal du projet de rapport,
avant d’être l’auteur du courriel de contestation des modifications indésirables.
Le second
inspecteur, décrit par l’OIAC comme l’Inspecteur A, est Ian Henderson, un
expert en ingénierie chimique et en balistique, auteur de l’étude qui a conclu
que les bouteilles avaient été placées manuellement. Henderson s’est rendu à
Douma et a effectué des mesures précises à l’un des emplacements des
bouteilles.
Dans des
commentaires publics, le directeur général de l’OIAC Fernando Arias a affirmé
que les deux inspecteurs ont commis « des violations de confidentialité
délibérées et préméditées », mais ne les a pas accusés d’avoir divulgué
des documents de l’OIAC. Arias maintient que les préoccupations de l’Inspecteur
B « ont été prises au sérieux », sans expliquer clairement pourquoi
les conclusions figurant dans le rapport original de B ont été omises de la
version finale. Il a aussi qualifié les deux inspecteurs de petits joueurs qui
refusaient d’accepter que leurs conclusions étaient « erronées, non
éclairées et fausses ».
Cependant, il
est peu probable que les deux inspecteurs soient des voyous. Henderson et
l’Inspecteur B travaillaient pour l’OIAC depuis respectivement 11 et 16 ans.
Les évaluations internes de l’OIAC sur la qualité de leur travail sont
élogieuses. En 2005, un haut fonctionnaire de l’OIAC a écrit qu’Henderson a reçu régulièrement
« la meilleure note possible… Je [le] considère comme l’un des meilleurs
de nos chefs d’équipe d’inspection ». L’Inspecteur B, selon les
écrits d’un supérieur de l’OIAC en 2018, « a le plus contribué à la
connaissance et à la compréhension de la composition des armes chimiques
appliquée aux inspections ». Dans une évaluation différente, un autre
responsable a décrit B comme « l’un des chefs d’équipe les plus
appréciés », dont « l’expérience de l’organisation, de son régime de
vérification et le jugement sont inégalés ».
Les louanges
internes à l’égard des inspecteurs contrastent avec ce que les dirigeants de
l’OIAC disent maintenant sur eux publiquement. Cela inclut des déclarations
mensongères. Arias a dit qu’Henderson « n’était pas un membre de la mission
d’établissement des faits à Douma », mais des documents divulgués que j’ai
obtenus montrent que c’est faux. Des documents contemporains de l’OIAC
décrivent Henderson comme un membre de la mission d’établissement des faits et
indiquent qu’il fait partie du « personnel de mission » et du groupe
d’inspecteurs de la mission de Douma.
Par ailleurs,
les deux inspecteurs ne sont pas les seuls à soulever des préoccupations. Plus
tôt cette année, un autre fonctionnaire de l’OIAC m’a dit, sous couvert d’anonymat,
qu’ils étaient
« horrifiés » par le « traitement abominable » des deux
inspecteurs. « Je soutiens pleinement leurs initiatives », a écrit le
fonctionnaire. « Ils essaient en fait de protéger l’intégrité de
l’organisation, qui a été prise en otage et honteusement discréditée ».
La
façon dont les médias occidentaux traitent les lanceurs d’alerte est également
critiquable. Malgré la nature explosive de l’histoire, elle a suscité un
bâillement collectif. Alors que les divulgations précédentes de WikiLeaks ont
nourri des cycles entiers d’informations, aucun grand média américain n’a rendu
compte des archives de l’organisation sur Douma. CNN et MSNBC, qui ont toutes
deux soutenu la décision de Trump de bombarder la Syrie, ont fermé les yeux sur
cette histoire de l’OIAC. La seule fois qu’un journaliste du New York Times a
mentionné le scandale de Douma, il l’a fait incidemment. Le Times a réduit les
fuites importantes de l’OIAC à un simple « courriel d’un enquêteur »
(il s’est aussi effacé devant les garanties de la culpabilité de la Syrie
fournies par Bellingcat, un média d’investigation à source ouverte, sans
indiquer qu’il était financé par des gouvernements occidentaux, notamment les
États-Unis via la National Endowment for Democracy). Même les médias progressistes
et contradictoires qui défendent traditionnellement les lanceurs d’alerte et
remettent en cause les guerres américaines ont ignoré cette histoire. Le
Guardian a décrit les affirmations des lanceurs d’alerte comme « une
campagne menée par la Russie », et non comme un effort de deux inspecteurs
chevronnés pour défendre leur travail d’enquête.
Qu’est-ce qui
explique ce silence qui règne ? Il est certainement vrai que le gouvernement
syrien et son allié russe ont nié fermement les allégations d’utilisation
d’armes chimiques, notamment à Douma. Mais comme ce fut le cas lorsque l’Irak a
été accusé à tort de posséder des armes de destruction massive, le scepticisme
à l’égard des affirmations occidentales ne devrait pas être assimilé à un
soutien au régime visé. Au contraire, l’affaire de l’Irak nous rappelle que de
telles allégations ne devraient pas être politisées et méritent d’être
examinées, surtout si elles sont utilisées pour justifier une action militaire
et d’autres mesures agressives, y compris des sanctions paralysantes.
La possibilité
que les États-Unis aient pu bombarder la Syrie sur
la base de mensonges, et qu’ils aient fait pression sur un organisme
d’enquête mondial pour conférer une légitimité à leur intervention après
qu’elle ait eu lieu, devrait briser le barrage médiatique. Tout comme le fait
que cette possibilité a été exposée par des lanceurs d’alerte qui courent des
risques pour avoir parlé.
Le passé récent
du gouvernement américain avec l’OIAC donne un rappel brutal. En 2002,
l’administration Bush a évincé le premier directeur général de l’organisation,
José Bustani. Le diplomate brésilien expérimenté menait avec Bagdad des
négociations sur des inspections d’armes qui pouvaient entraver les initiatives
de l’administration Bush visant à lancer une guerre. Bustani a révélé depuis
que John Bolton, occupant à cette époque la fonction de sous-secrétaire d’État,
l’avait menacé personnellement ainsi que sa famille pour le pousser à
démissionner.
Bustani se
trouve une nouvelle fois du côté opposé de Bolton. Dans ses nouvelles mémoires
racontant son mandat de conseiller à la sécurité nationale de Trump, Bolton
indique qu’il a supervisé les frappes américaines en Syrie menées au titre des
allégations concernant l’attaque de Douma, se lamentant seulement que Trump
n’ait pas autorisé une attaque de plus grande envergure. Bustani, pendant ce
temps, a participé à une table ronde en octobre 2019 au cours de laquelle une
présentation détaillée de l’un des lanceurs d’alerte de l’attaque de Douma a
été exposée.
« Les
preuves convaincantes d’un comportement anormal dans le cadre de l’enquête de
l’OIAC sur l’attaque à l’arme chimique présumée de Douma confirment les doutes
et les suspicions que j’avais déjà », écrit Bustani. « L’image est
assurément plus claire maintenant, bien que très inquiétante ». Il ajoute
qu’il espère que le tollé sur les fuites concernant Douma « catalysera un
processus par lequel l'[OIAC] pourra ressusciter pour redevenir l’organisme
indépendant et non discriminatoire qu’il était autrefois ».
Bustani fait partie des principaux signataires d’une lettre exhortant l’OIAC à
laisser les inspecteurs de Douma discuter librement de leur enquête. Henderson
a fait une déclaration à une session des Nations Unies en janvier, mais les
États-Unis ont empêché d’autres tentatives (selon la délégation envoyée par la
Russie à l’OIAC, un représentant américain a protesté au motif qu’une audition
sur Douma « encouragerait le [camp] russe à reproduire des procès
staliniens, avec des contre-interrogatoires et des intimidations de
témoins »).
Les inspecteurs
veulent seulement être entendus. Dans des déclarations adressées à Arias cette
année, les deux lanceurs d’alerte ont demandé qu’il soit possible d’exposer les
preuves de l’attaque de Douma d’une manière transparente et scientifique.
« Notre seul devoir est d’être fidèle aux faits et à la science, et une
fois que cela aura été mené à bien, nous accepterons volontiers les résultats
scientifiques prouvés et convenus », a écrit Henderson.
« Quelque
chose a mal tourné au sein de l’OIAC, monsieur », a indiqué B à Arias.
« Et nous voulions que vous le sachiez. C’est aussi simple que
cela. »
Par Aaron Maté,
qui collabore fréquemment avec The Nation et anime le nouveau show Pushback
diffusé sur The Grayzone.
Source : The Nation, Aaron Maté, 24/07/2020
Via Les Crises
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Hannibal GENSÉRIC
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