L’allié de Mohammed ben Nayef est devenu plus dangereux pour le prince
héritier saoudien Mohammed ben Salmane que Jamal Khashoggi n’aurait
jamais pu l’être – et c’est pourquoi il est désormais une cible vivante.
Lorsque le plus célèbre des
journalistes saoudiens a disparu à l’intérieur du consulat saoudien à
Istanbul le 2 octobre 2018, l’Occident a eu du mal à croire les
informations émanant de la présidence turque annonçant que Jamal Khashoggi avait été assassiné et son corps mutilé.
Deux bonnes semaines ont passé avant que la correspondante du New York Times Carlotta
Gall n’accuse le président turc de se servir d’informations
spécifiquement choisies, révélées par des médias publics turcs à sa
botte, pour faire pression sur les Saoudiens.
D’autres initiés se sont mis le régime à dos. Mais contrairement à eux, Jabri est disposé à s’y opposer frontalement
Jetant le doute sur les détails atroces du meurtre de Khashoggi, Gall écrivait
alors le 19 octobre : « Aucun journal n’a en réalité obtenu ni même
écouté l’enregistrement audio [du meurtre], ce qui a permis au
gouvernement non seulement de préserver sa source mais également de
conserver le contrôle sur l’étendue des révélations – et leur moment. »
Et pourquoi croire le président turc Recep Tayyip Erdoğan à propos du
sort d’un journaliste ? « L’ironie dans l’affaire Khashoggi, c’est
qu’en publiant les détails de l’affaire dans des médias choisis, le
gouvernement d’Erdoğan s’est montré lui-même ouvertement hostile aux
journalistes indépendants », écrivait Gall.
Visé par l’Escadron du Tigre
Quatre jours avant que le Times ne jette le doute sur les détails de la disparition de Khashoggi, nous savons désormais qu’un second commando meurtrier de l’Escadron du Tigre
aurait atterri à Toronto – une cinquantaine de personnes en tout,
notamment un spécialiste en médecine légale pour effacer les traces.
Leur proie constituait un plus grand danger pour le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) que Khashoggi n’aurait jamais pu l’être. Saad al-Jabri était le bras droit du prince Mohammed ben Nayef
au ministère de l’Intérieur. Il avait eu le rang de ministre. Il
connaissait tous les secrets embarrassants de son ministère, notamment
que le roi Salmane et son fils se seraient servis
dans les fonds destinés à la lutte contre le terrorisme du ministère, y
prélevant des dizaines de millions de riyals saoudiens chaque mois.
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Bien sûr, ceci n’est qu’une fraction des revenus mensuels du roi
Salmane. Jamal Khashoggi m’avait dit, de source sûre, que le salaire
mensuel du roi s’élevait à 3 milliards de riyals, soit 800 millions de
dollars. Ces sommes sont colossales. Pas étonnant que la balance des
paiements du royaume se précipite vers le bord du gouffre.
Jabri était, et reste, un initié. Après avoir quitté son poste de
responsable média à l’ancien ministère de la Sécurité, Khashoggi n’était
rien de plus qu’un journaliste avec de bons contacts. Mais alors, il
était en dehors du diwan, la cour royale.
D’autres initiés se sont mis le régime à dos. Mais contrairement à eux, Jabri est disposé à s’y opposer frontalement.
Ce n’était pas le cas du prince Ahmed ben Abdelaziz, le benjamin de Salmane. Ahmed a laissé entendre son mécontentement concernant la façon dont la guerre au Yémen était menée, lorsqu’il a approché des manifestants
yéménites et bahreïnis devant sa maison à Londres. Mais il n’a pas été
plus loin. Il en va de même pour ben Nayef, qui n’a rien dit à propos de
l’humiliation qu’il lui a été infligée ; ou les autres princes privés
de leurs ressources au Ritz-Carlton.
La CIA entre en jeu
Jabri n’a rien à perdre. Selon l’action en justice
qu’il a initiée, ils ont tenté de l’attirer au pays ; il a refusé. Ils
ont tenté de l’attirer dans des juridictions où il aurait pu être
enlevé. Ils ont envoyé des agents ratisser les États-Unis pour découvrir
le lieu où il se trouvait. Ils ont envoyé un commando de la mort à ses
trousses. Ce fut un échec.
Puis, ils s’en sont pris à sa famille. Ils ont refusé à ses enfants le droit de voyager, puis se sont emparés d’eux. Il n’a toujours pas cédé. Ils ont placé un article dans le Wall Street Journal,
prétendant que des milliards de dollars de fonds alloués à la lutte
contre le terrorisme avaient disparu sous la surveillance de Jabri et
que ce dernier était recherché.
Le scepticisme du New York Times à propos de ce que disaient
les Turcs sur la disparition de Khashoggi s’est effacé lorsque Gina
Haspel, la directrice de la CIA, est arrivée à Ankara pour écouter un
enregistrement audio du meurtre qui s’était déroulé dans le consulat
saoudien. Selon mes sources, Haspel, qui parle turc et est un agent
endurci par le scandale du waterboarding, a pleuré quand elle a entendu les affres de la mort de Khashoggi.
Lorsque la CIA s’est exprimée sans équivoque
et a dit croire que MBS avait ordonné ce meurtre, Washington a opéré un
virage à 180 °. Il émerge désormais qu’un élément qui a joué dans la
détermination de la CIA était Saad al-Jabri.
La plainte qu’il a déposée confirme ce que Middle East Eye avait révélé sur l’Escadron du Tigre et l’enquête de Dania Akkad
à propos de Jabri lui-même. Mais le document précise d’autres détails,
notamment l’allégation selon laquelle l’Escadron du Tigre a été créé en
tant que commando d’assassins personnel de MBS après le refus de Jabri
d’accéder à sa requête, à savoir utiliser les forces secrètes du
ministère de l’Intérieur, alors contrôlées par Jabri et ben Nayef, pour
extrader un prince saoudien vivant en Europe. Ce prince avait critiqué
le père de MBS, le roi Salmane, sur les réseaux sociaux.
Double-jeu saoudien
Nous savons également que MBS aurait secrètement encouragé
le président russe Vladimir Poutine à intervenir en Syrie, malgré le
soutien public de l’Arabie saoudite aux rebelles. C’est ce qui explique
également pourquoi le mentor de MBS, le prince héritier d’Abou Dabi
Mohammed ben Zayed, a payé plus tard le président syrien Bachar al-Assad pour rompre le cessez-le-feu à Idleb afin de causer des problèmes aux Turcs.
Le double-jeu en Syrie, et d’ailleurs en Libye, consiste à
contrecarrer les plans du principal rival de l’Arabie saoudite et des
Émirats arabes unis dans la région, c’est-à-dire la Turquie. Ils n’ont
cure de la Syrie ou de la Libye.
Il s’agit-là de détails. Le tableau brossé par Jabri est le suivant :
la bataille pour le pouvoir qui a débuté lorsque le patron de Jabri,
ben Nayef, a été évincé de sa position de prince héritier puis discrédité comme toxicomane il y a trois ans n’est pas terminée.
Le fantôme de Khashoggi refuse de reposer en paix et Jabri est déterminé à empêcher l’assassin de profiter des avantages du pouvoir
MBS, qui a endossé les fonctions de ben Nayef, n’a jamais réussi
depuis à s’assurer la victoire, et de fait, la légitimité. C’est
pourquoi il s’évertue à éliminer toute personne proche de ben Nayef –
d’abord Khashoggi, et maintenant Jabri.
Selon la plainte, avant que MBS ne lance son initiative contre ben Nayef, il a consulté le conseiller du président américain Jared Kushner.
Jabri lui-même a été évincé de son poste de ministre après que Mohammed
ben Salmane eut vent du fait qu’il avait rencontré l’ancien directeur
de la CIA, John Brennan, à deux reprises et évoqué l’appel que MBS avait
passé à Poutine à propos de la Syrie.
Jabri a quitté le pays lorsque son patron disgracié a commencé une
campagne de lobbying à Washington et que la CIA a informé Jabri qu’il
était désormais une cible.
Police d’assurance-vie
Haspel et la CIA ne sont pas restés sur le banc de touche dans cette
guerre ouverte entre Jabri et MBS. Jabri a même été jusqu’à affirmer
dans sa plainte que la CIA et lui sont proches. Très proches.
« Peu de personnes en vie ont une relation aussi étroite avec les
renseignements et l’appareil de sécurité américains que le docteur
Saad », stipule
la plainte. « Au fil de décennies de coopération étroite avec les hauts
responsables américains sur des projets liés à la lutte contre le
terrorisme au service du gouvernement saoudien, le Dr Saad est apparu
comme un partenaire fiable auprès de qui on s’informait et on cherchait
conseil avant de prendre des décisions vitales à propos de la sécurité
nationale américaine. »
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Et peu de personnes en vie, allègue le document, en savent autant sur
les petits secrets de MBS que Saad al-Jabri. En fait, s’il venait à
mourir, il a laissé des instructions pour que les enregistrements qu’il a
réalisés soient publiés. Il s’agit de sa police d’assurance-vie.
Fait inhabituel, Jabri est soutenu publiquement. Un porte-parole du département d’État américain a déclaré à MEE vendredi :
« Saad al-Jabri est un précieux partenaire pour les États-Unis en ce
qui concerne la lutte contre le terrorisme. Le travail de Saad avec les
États-Unis a contribué à sauver des vies américaines et saoudiennes. De
nombreux responsables du gouvernement américain, tant actuels
qu’anciens, connaissent et respectent Saad. »
Ces déclarations de soutien américain officiel à un dissident
saoudien comptent. Elles sont d’autant plus pertinentes que, comme les
sondages l’indiquent, nous sommes peut-être au crépuscule de la
présidence de Donald Trump. Son probable successeur, Joe Biden, a déclaré
qu’il sanctionnerait les dirigeants saoudiens pour le meurtre de
Khashoggi, mettrait fin aux ventes d’armes et ferait d’eux les « parias
qu’ils sont ».
Bataille de succession
Cela signifie à tout le moins que, lorsque Trump s’en ira, la CIA et
le département d’État reprendront leur emprise sur les décisions en
matière de politique étrangère de la Maison-Blanche. Une brise viendra
refroidir le palais de MBS à Riyad, même si d’ici là, il a fait ce qu’il
fallait pour devenir roi.
Le seul espoir de ce futur enfant-roi pour éviter la catastrophe est
la victoire de Trump. Si Trump perd, presque tout ce qui tourne autour
de Trump fera faillite avec lui. MBS serait chanceux s’il survit, car
quels que soient ses actes, il a besoin du soutien militaire américain.
Il ne peut pas abandonner ce soutien du jour au lendemain contre celui
de Poutine ou de la Chine.
La bataille que MBS a initiée
lorsqu’il a évincé ben Nayef il y a trois ans n’est pas terminée. MBS a
peut-être pensé qu’il avait enterré ben Nayef sur le plan national, or
il n’a pas réussi à couper les liens de ce dernier avec l’establishment
sécuritaire américain. Il revient une fois de plus en faveur de Jabri,
de sa famille et de ben Nayef, qui languit en prison.
Jabri est pris dans une lutte sans merci avec MBS. Encore
maintenant, après de nombreuses tentatives visant à le réduire au
silence, le prince héritier s’obstine à envoyer des agents à Toronto
pour finir le travail. Jabri est désormais sous la protection d’agents
« lourdement armés » de la gendarmerie royale du Canada ainsi que de
gardes de sécurité privés, a rapporté le Globe and Mail.
Que ferait MBS si Jabri était invité à témoigner devant le Congrès,
même à huis clos, et commençait à révéler les crimes du prochain roi ?
Les sénateurs des deux côtés de l’échiquier politique ont déjà commencé à
exhorter Trump à assurer la liberté des enfants de Jabri.
Le fantôme de Khashoggi refuse de reposer en paix et Jabri est
déterminé à empêcher l’assassin de profiter des avantages du pouvoir.
Tout cela aboutit à une seule conclusion : Mohammed ben Salmane est
désormais confronté au plus grand défi externe à sa tentative de
s’emparer de la couronne.
- David Hearst , rédacteur en chef de Middle East Eye. -------------------------------------------------------
NOTES de H. Genséric
Hannibal GENSÉRIC
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