C’était hier, en décembre 1991. En deux ans, le monde
a changé de base. L’ordre bipolaire Est-Ouest vient de s’écrouler suite à la
disparition de l’URSS. L’Occident sort vainqueur d’une compétition qui à vrai
dire n’a pas duré plus de 45 ans, un temps plutôt court à l’échelle de
l’Histoire. Enivrée par un triomphe inattendu qui est avant tout le sien,
l’Amérique pavoise sans trop savoir que faire. En 1992, l’un de ses
politologues, Francis Fukuyama, décrète que l’Histoire est finie faute de
protagoniste à la mesure de la seule superpuissance survivante.
Et le chœur occidental abasourdi gobe avec délices
cette ânerie : selon ce prophète trop pressé, le monde se serait figé sans
autre choix que le ralliement au nouveau maître. Pour les refuzniks en
puissance, il s’agit de se soumettre ou de se démettre : prenant la
succession du « monde civilisé » de
l’ère coloniale et du « monde libre »
de la guerre froide, la « communauté internationale »
is born, comme on dit dans le volapuk globish. Les États qui osent refuser la
nouvelle règle du jeu américain sont relégués dans la géhenne des États
hors-la-loi, faillis, voyous, parias, « préoccupants », comme on
dira bientôt. Et les pays « libérés » du communisme
doivent entreprendre une reconversion expresse sans concessions, sans
fioritures… Se débarrasser des faucilles, des marteaux, de l’Internationale
prolétarienne et, pour beaucoup de leurs élites, de tout un passé devenu
encombrant.
On ne l’appelle pas encore ainsi, mais le « moment unipolaire américain » est en marche et
n’aime pas ceux qui traînent les pieds. Pourtant, l’éternité que prévoit
implicitement l’ouvrage de Fukuyama (La fin de l’Histoire et le dernier homme)
finira trop vite pour paraître longue. Elle ne dépassera pas la vingtième
année. C’est en 2011, après vingt ans de méfaits, que le moment unipolaire
battra de l’aile. L’Histoire reprendra sa marche vers un ordre mondial plus
équilibré : en mars 2011, Russie et Chine se font forcer la main et
rejoignent une dernière fois la « communauté internationale »
pour laisser implicitement le champ libre à l’intervention de l’OTAN en Libye,
mais en octobre de la même année, un double véto de Moscou et Pékin met un
terme à l’omnipotence de Washington et de ses supplétifs en interdisant toute
intervention de « regime change » à Damas.
En 2019,
l’ordre imposé par l’Amérique*, injuste, tyrannique et chaotique, est agonisant. L’Occident, qui répugne à l’admettre, croît toujours
dur comme fer à sa primauté naturelle, au nom d’une universalité clamée et
revendiquée. Il préfère ne pas voir que sa prétention est remise en cause par
l’immense cohorte des peuples. Plus question au troisième millénaire d’admettre
ce droit de cuissage
tenu comme allant de soi par les maîtres de la planète. Durant ces quelques
années, la géographie politique et la carte du tendre ont beaucoup changé, dans le monde arabo-musulman
certes, mais également partout ailleurs.
Deux « camps » polarisent ce
monde nouveau qui accouche dans la douleur. Le
premier mise sur la légalité et le droit international pour
parvenir coûte que coûte à un monde multipolaire équilibré, capable de vivre en
paix. Le second, successeur du « monde libre » de jadis, n’a rien trouvé de mieux
que l’instauration du chaos (« constructeur » ou
« innovateur ») pour assurer la pérennité d’une
hégémonie contestée. De part et d’autre, les hommes au pouvoir affichent un
style en harmonie avec ces options de fond.
Sans négliger la compétition de jour en jour plus
serrée entre l’Amérique et la Chine, et l’inéluctable choc des ambitions entre Trump, promoteur spontané du « chaos créateur », et Xi-Jinping, l’adepte
méthodique de la « détente constructive »,
le duo russo-étatsunien reste pour l’instant au cœur de l’affrontement. Chefs
de file des deux camps – Eurasie, Occident – qui ont pris la relève des
protagonistes de feu le conflit Est/Ouest, Poutine et Trump sont
des acteurs majeurs de la vie internationale et doivent coexister,
qu’ils le veuillent ou non…
Il n’est pas nécessaire d’être un observateur très
pointu pour deviner que les deux hommes n’ont guère d’atomes crochus. Loin
d’être une simple affaire de style, c’est une question d’univers mental et
intellectuel. Le hasard, par nature souvent fantasque, aurait décidé de rendre
le monde invivable qu’il n’aurait pas agi autrement en permettant qu’à ce
moment précis et décisif de l’Histoire deux personnalités aussi dissemblables
soient chargées d’incarner et de « gérer » les
retrouvailles au Sommet, sous forme de la confrontation directe que nous
savons, entre les États-Unis et la Russie.
Si Vladimir Poutine est un chef d’Etat à
la fois populaire chez lui et respecté à l’étranger, c’est qu’il est l’artisan incontesté de la
renaissance de la Russie. Ce prestige enviable ne doit rien à un quelconque
populisme de mauvais aloi ou à une posture démagogique, il est lié à l’ensemble
de son œuvre. Le locataire du Kremlin communique volontiers. A son discours
sans emphase on devine un homme confiant en son pouvoir, mais assurément peu
porté aux familiarités. Pourtant, derrière ce visage placide se cache un
pince-sans-rire qui de temps à autre surprendra avec une boutade inattendue,
ravissant ses partisans et permettant aux néo-kremlinologues d’étoffer leur
attirail de préjugés « occidentalistes ».
C’est pourquoi la petite phrase lâchée à Sotchi le 15
mai par le président russe, à l’issue de la rencontre avec son homologue
autrichien Alexander Van der Bellen, ne sera pas tombée dans l’oreille de
sourds. Interrogé lors d’une conférence de presse sur ce que son pays pouvait
faire pour « sauver » l’accord sur le
nucléaire iranien, Poutine a expliqué mi-figue mi-raisin : « La Russie n’est pas une équipe de pompiers, nous ne
pouvons pas tout sauver ». On ne saurait mieux dire que de
nombreux incendiaires se glissent parmi les « partenaires »
auxquels Moscou aime à se référer avec un inlassable optimisme. Sans doute en
son for intérieur considère-t-il Trump comme le plus dangereux d’entre ces incendiaires.
Au feu les pompiers, v’là maison qui brule ! La
comptine est à l’ordre du jour. « Pompiers et incendiaires » ?
On dirait un jeu de société comme on les aimait hier, un peu ennuyeux et
poussiéreux, mais efficaces pour distraire les enfants par temps de pluie, entre
nain jaune et petits chevaux. Toutefois, on l’aura deviné, les pyromanes
auxquels pense Poutine se situent dans un autre registre. Il ne s’agit pas des
casseurs qui enflamment poubelles, voitures ou magasins dans les « rues » occidentales au nom d’une « militance » dévoyée… Le président russe songe
sûrement à une catégorie de malfaiteurs qui échappe totalement aux accusations,
poursuites et châtiments, celle des pyromanes d’Etat en costume cravate,
perchés au sommet du pouvoir dans les « grandes démocraties »
autoproclamées, relevant de l’Axe du bien ou de sa mouvance. Dans les « États de droit », on
trouve légitime d’enflammer la planète afin d’écraser toute résistance à
l’hégémonie de l’Empire Atlantique.
Dans ces mêmes pays, les professionnels de la pensée,
de l’écriture, de l’analyse, de la diplomatie ou de la politique pérorent à
loisir sur « le grand dessein »,
« la stratégie planétaire », les
« ambitions géopolitiques », ou
autres fariboles. Ils
ne voient manifestement pas l’ombre d’une injustice, le soupçon d’une
illégalité dans les équipées visant à dévaster des pays, des peuples, souvent
des régions entières, restant de marbre à l’évocation du bilan effrayant des
guerres meurtrières allumées par leurs dirigeants malfrats.
Nos modernes pyromanes sont insatiables : non
contents de n’éprouver ni honte ni remords pour les crimes de guerre, les crimes
contre l’humanité, les génocides ou politicides déjà commis, ils
menacent et sanctionnent à tour de bras, annonçant au grand jour leurs
intentions agressives : Syrie, Libye,
Ukraine, Iran, Venezuela, Russie, Chine, bref, tous les pays qui oseraient
passer outre leurs oukazes.
Adieu le droit international, au revoir les accords
internationaux, au diable la Charte des Nations-Unies, foin de la diplomatie et
de sa langue désuète, de ses mièvres pratiques. En fait, avec près de 700 bases
répertoriées par le Pentagone un peu partout, notamment en Europe, en
Asie-Pacifique, au Moyen-Orient et en Afrique et plus de 200.000 militaires
stationnés à l’étranger (dont 50.000 en Allemagne, des dizaines de milliers sur
le reste du continent, 40.000 au Japon et 28.000 en Corée du Sud), les États-Unis
d’Amérique et leurs sbires sont seuls face au monde.
Sous couvert de décisions erratiques, d’ordres et de
contre-ordres, de dissensions au sein de son administration, Trump et sa
fine équipe – le sinistre John Bolton, le doucereux Mike Pompeo,
l’élégant Mike Pence, sans compter le gendre mirliflore Jared Kushner
– sèment le chaos et allument l’incendie sur tous les continents, ce qui
est précisément au cœur du grand dessein permettant à l’Amérique d’imposer sa
loi au monde.
Washington avait réussi, dans les années Reagan, à
entraîner l’URSS dans une course aux armements puis à l’enliser dans une guerre
sans issue en Afghanistan, ce qui avait provoqué sa chute. L’équipe Trump
cherche sans doute à répéter l’expérience en multipliant les foyers d’incendie
un peu partout, en
espérant que la Russie de Poutine se laissera entraîner à jouer au pompier
universel. Au Venezuela l’engagement de Moscou rappelle celui de l’URSS
à Cuba, l’effort pour enflammer les États Baltes et l’ex-glacis d’Europe de
l’Est, la Géorgie, puis l’Ukraine, sont autant de provocations dans
l’antichambre de la Russie.
Reste le Grand Moyen-Orient de Debeliou, qui reste au cœur
du nouveau conflit Orient/Occident, de son épicentre (Syrie, Liban, Palestine,
Jordanie, Irak) à ses extensions (Iran et Turquie, Yémen et péninsule arabe) y
compris vers l’Afrique (du Nord, du Sahel, de la Corne, du Golfe de Guinée…).
Il y a enfin la « transaction du siècle » inventée par Trump afin de
« dissoudre » le peuple
palestinien pour les beaux yeux d’Israël : les milliards payés
et les sourires béats des autocrates pourraient bien embraser la poudrière…
Cette multiplication des foyers dans un monde où les
fondements du droit et de la vie internationale sont violés sans scrupule, où
les mots sont systématiquement utilisés à contre-sens, vise à décourager les
pompiers éventuels. Qu’ils se laissent prendre au piège et ils ne sauront plus
où donner de la tête, s’épuisant à démentir de fausses nouvelles (infox) ou des
accusations mensongères, à dénoncer des opérations sous faux pavillon, à
maintenir un semblant de raison dans un monde de plus en plus chaotique, à
respecter unilatéralement des principes dont les incendiaires se moquent.
Deux exemples illustreront l’hypocrisie de la situation :
Alors que tant d’experts et d’observateurs la
déclarent finie et gagnée par Damas, la guerre se poursuit en Syrie dans un
contexte confus et un brouillage des cartes impressionnant décourageant toute
analyse crédible.
Le Dr Wafik Ibrahim, spécialiste en affaires
régionales, note que, pour la seule libération d’Idlib, symbolique et
spécifique dans cette neuvième année de guerre, « l’armée
syrienne fait face à dix adversaires » qui conjuguent leurs
efforts pour entraver le retour à la paix. Les masques sont tombés.
Erdogan est
perdu dans un louvoiement acrobatique entre les États-Unis et la Russie, et
dans une stratégie inextricable entre Moscou, Téhéran, les groupes terroristes
qu’il parraine, les milices kurdes qu’il combat, tout en cherchant un
hypothétique « chemin de Damas ». La Turquie est engagée
militairement et sans réserve, par l’envoi direct de renforts et d’armement
lourd aux organisations terroristes, en premier lieu le Jabhat
al-Nosra (enseigne syrienne d’Al Qaida), rebaptisé Hay’et li Tahrir al Cham.
Pour l’Amérique, il s’agit de retarder, sinon
d’empêcher le retour de l’Etat syrien dans le Nord du pays, dans le gouvernorat
d’Idlib et/ou vers la rive est de l’Euphrate, en maintenant quelques éléments
terrestres à titre dissuasif, au prétexte de combattre Daech, une création de
facto de notre oncle Sam. On ajoutera les « soutiens automatiques »
de l’Amérique :
Les Nations Unies et la Ligue Arabe, dans un rôle de
paravents légaux et d’auxiliaires utiles de Washington; la Grande-Bretagne et
la France, les supplétifs; l’Arabie Saoudite, qui continue de financer le
terrorisme à l’Est de l’Euphrate contre les Turcs, mais se joint à eux dans le
gouvernorat d’Idlib; les Émirats, atout maître de l’Amérique, en Syrie
notamment; tous ces protagonistes soutiennent les forces résilientes du
terrorisme (encore 30.000 djihadistes de toutes nationalités).
Dans le même temps, l’étau des sanctions – armes de
destruction massive dont l’usage est un véritable crime de guerre – vise à
empêcher la reconstruction du pays et à provoquer le cas échéant un soulèvement
contre « le régime ». Dans cette
conjoncture, le lancement fin mai d’une énième affaire d’attaque chimique
« attribuée comme il se doit au « régime de Bachar Al Assad »
(du côté de Lattaquié) serait presque une bonne nouvelle, signifiant que la
libération d’Idlib, gelée depuis septembre 2018 ( suite à la création d’une
zone de désescalade sous l’égide des Russes et de la Turquie ), est enfin
entamée par l’armée syrienne appuyée par l’aviation russe, malgré les manœuvres
du nouveau Grand Turc. Le scénario est bien connu, et l’on y retrouve le « Hay’et Tahrir al Cham » (ex-Jabhat al
Nosra). Les intimidations pleuvent, sans doute en vain, les histoires sous
« faux pavillon » faisant de
moins en moins recette.
L’offensive lancée contre l’Iran par l’Amérique suite
au retrait de cette même Amérique du « Traité nucléaire » de
2015 a fait monter la tension au Moyen-Orient de plusieurs crans. Les échanges
de menaces tiennent surtout de la gesticulation, mais la sagesse est une qualité rare dans
l’entourage du Picsou de la Maison-Blanche. Les pompiers s’affairent
pour éteindre l’incendie toujours prêt à éclater dans les champs de gaz et
pétrole de la région : entre Suisse, Oman et Russie, c’est à qui jettera
son seau d’eau sur les flammèches. Le Kremlin veille à ne pas se laisser
déborder : il a soutenu l’accord nucléaire et a encouragé Téhéran à y
rester fidèle. Mais « les Américains sont les premiers
responsables », « l’Iran étant aujourd’hui le pays le plus
contrôlé et le plus transparent au monde sur le plan nucléaire ».
« La Russie est prête à continuer de jouer un
rôle positif », mais l’avenir du traité « dépend de tous les
partenaires, les Etats-Unis, les Européens et …l’Iran ».
Aide-toi, la Russie t’aidera…Le discours est
si raisonnable que l’on se demande parfois si la diplomatie russe, « insupportablement patiente » ne se trompe pas
d’époque, face au phénomène Trump, à son Schtroumpf grognon, aux Européens
résignés et aux cinglés, leurs alliés… Le temps est-il encore aux
discours ?
Par Michel Raimbaud
*L’auteur utilise le terme Amérique pour désigner les
États-Unis
L’article a d’abord été publié le site IVERIS (Institut de Veille et d’Étude des
Relations Internationales et Stratégiques).
Michel Raimbaud : ambassadeur de France, est un essayiste
et un diplomate qui connaît très bien le Proche et le Moyen-Orient.
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