La
nouvelle est tombée : la Syrie va prochainement concéder
à la Russie le port de Tartous, pour une durée de 49 ans. La
communauté des
médias alternatifs s’est empressée d’applaudir à tout rompre à cette
annonce, considérant d’instinct qu’il s’agirait d’une étape nécessaire sur la
voie de la reconstruction de l’économie syrienne, ravagée par la guerre dont
sort le pays. Mais le fait est que ces démonstrations d’allégresse étaient très
prématurées, et peut-être même injustifiées : l’accord à venir pourrait bien constituer un piège
stratégique.
Damas dispose du droit souverain de concéder n’importe quel
port de son territoire à qui elle l’entend, mais dans le cas présent, elle
était probablement tellement aux abois financièrement que le revenu annuel
proposé par la Russie l’a quelque peu aveuglée : elle n’a pas pensé aux conséquences
à long terme d’un tel accord. Autre explication possible, Damas était tout à
fait consciente des risques mais la pression russe a été telle qu’elle a du
signer le contrat malgré tout. L’article qui suit constitue une analyse
quelque peu provocatrice, visant à expliquer en quoi la Syrie
pourrait tout à fait se passer de l’accord sur le port de Tartous, et en quoi
il est probable qu’elle se voit contrainte de quelque manière par la Russie de
le signer.
Tartous en échange d’un allégement du problème pétrolier
La
République arabe souffre en ce moment des conséquences de l’une des pires
crises pétrolières depuis le début du conflit de huit ans qu’elle a connu, et
pendant que les experts s’en prennent vertement aux USA par tous les moyens
imaginables, aucun d’entre eux n’ose poser publiquement la question : « Pourquoi
la Russie, gavée de pétrole, n’aide-t-elle pas son ‘alliée’ syrienne à survivre
à la crise énergétique ? » Comme l’auteur l’a
développé dans l’article cité ci-avant, la Russie s’abstient de tout soutien à
la Syrie pour des raisons purement politiques ; faut-il rappeler qu’elle
constitue une super-puissance pétrolière et envoie déjà de grandes quantités de
carburant dans le pays pour alimenter ses propres avions ? Moscou veut que
Damas se résolve à mettre en œuvre le « brouillon
de constitution » rédigé par la Russie ;
jusqu’ici, Damas s’y est refusée, et ce depuis la première présentation de ce
document au premier sommet d’Astana en 2017. Et la Russie veut également un « retrait
programmé » honorable des soldats iraniens hors de
Syrie, Ces deux événements constituent l’objectif d’« équilibrage »
poursuivi actuellement par le « Rusraël
de Poutinyahou ».
Dans ce
contexte, on ne peut que penser que les
vagues « projets » par la
Crimée de soulager « prochainement » la
Syrie de ses déboires pétroliers sont bel et bien conditionnés à la signature
par Damas et Moscou de l’accord sur la concession du port de Tartous ; et il
reste que les déclarations criméennes tant prisées ne masquent pas la question
: pourquoi la Russie n’a-t-elle toujours pas aidé son « allié »
? Tâchons donc d’y répondre : il se pourrait bien que la Russie
fasse usage de cette crise pour forcer la Syrie à accepter d’autres
concessions, comme le contrôle du port de Tartous. Les infrastructures de ce
port constituent l’une des seules passerelles pour le pays au monde extérieur,
et n’ont pas été abîmées par le conflit : sauf à ce que Damas soit vraiment
totalement désespérée et peut-être sous pression de son « allié »
russe, on ne s’explique pas pourquoi elle envisagerait de le concéder à une
puissance étrangère. L’élément de langage que l’on voit se répandre
actuellement dans les « milieux autorisés »,
selon lequel la concession de ce port à la Russie aiderait la Syrie à relancer
son économie apparaît comme un élément de propagande, et n’est fondé sur aucune
réalité.
L’angle oligarchique
Toute
aussi fausse est l’affirmation que la Russie pourra étendre son influence en
Méditerranée grâce à cet accord : la Russie dispose déjà d’une base navale dans
cette même ville. En fait, une question se pose tout naturellement : quelles sont les motivations réelles de Moscou à prendre
le contrôle du port de Tartous ? L’explication la plus « gentille »
serait que les oligarques les plus influents de Russie espèrent récupérer un
peu d’argent, après les pertes qu’ils ont subies du fait des sanctions
occidentales, et que s’octroyer un monopole sur les échanges économiques
syriens est une manière d’y parvenir ; le président Poutine donnerait son feu
vert à cet accord pour rester dans leurs bonnes grâces au cours de la
transition très sensible que va connaître la Russie post-Poutine 2024 (PP24).
L’objectif de Poutine serait ici de tuer dans l’œuf toute possibilité que ses
oligarques ne viennent perturber ce processus de transition, soigneusement
coordonné, et long de plusieurs années, en jouant le rôle de
cinquième ou de sixième colonne. Si tel était le cas, les oligarques
devraient monter un plan en vue de battre leur concurrent iranien, qui veut prendre
le contrôle du port de Lattaquié, mais c’est là que réside
l’importance du « Rusraël de Poutinyahou ».
Sortir le port de Lattaquié de l’équation
Comme
déjà évoqué par l’auteur dans son article récent : « Les
projets des USA de désigner le Corps des gardiens de la révolution iranienne
comme terroristes ; ce n’est pas que de l’esbroufe »,
il est très probable qu’« Israël » va bombarder
le port de Lattaquié ainsi que les entrepôts contrôlés par l’Iran si Téhéran
reprend ces infrastructures : Tel-Aviv arguera que ces infrastructures sont
utilisées à des fins militaires pouvant menacer le soi-disant « État
Juif ». De tels événements pourraient rapidement et fortement
poser problème à la Russie, au vu de la proximité de sa base aérienne de
Hmeimim avec ces cibles, et la probabilité qui s’ensuivrait de voir se répéter
une tragédie comme celle de
septembre dernier. Mais si l’on garde à l’esprit que le ministre
russe de la Défense avait alors reconnu publiquement
qu’« Israël »
coordonne toutes ses frappes anti-iraniennes en Syrie avec la Russie,
il est hautement probable que Moscou donnera son feu vert à Tel-Aviv pour
détruire les concurrents des oligarques russes [[juifs
en majorité [2] établis à
Lattaquié, ou de travailler clandestinement en amont afin d’empêcher Téhéran de
reprendre le contrôle du port de Lattaquié.
Vers une « nouvelle détente » ?
Pour en
revenir à l’accord concernant le port de Tartous, l’Iran ne dispose d’aucun
levier lui permettant d’entrer effectivement en compétition avec la Russie sur
la côte syrienne : la République islamique ne dispose à ce stade ni des
financements, ni de l’expérience de montée en puissance opérationnelle sur des
ports. On peut donc penser que le contrôle que la Russie va prendre sur le port
de Tartous, des mois avant que l’Iran ne reprenne le contrôle de Lattaquié
(supposément au cours de l’année 2019) : cette avance pourrait lui permettre de
préempter toute possibilité iranienne de tirer de substantiels retours sur
investissement. Dans un tel scénario, ou bien l’accord à venir sur le port de
Lattaquié n’aura pas du tout lieu, ou bien il connaîtra un échec rapide s’il
est quand même lancé, ou bien
l’on verra la Russie se coordonner avec « Israël » pour une
campagne de bombardement inévitable, qui s’en prendra à toutes les
infrastructures contrôlées par l’Iran dans cette ville. Pour la Russie,
l’objectif final est d’éliminer ses concurrents iraniens et s’octroyer le
contrôle plein et entier du commerce maritime syrien. Le résultat en sera non
seulement très profitable pour les oligarques russes [2], mais donnera également à Moscou un avantage
ultra-stratégique qu’elle pourra exploiter à des fins politiques.
Dans le
scénario d’une Syrie dépendant du contrôle russe sur sa côte méditerranéenne
pour le plus gros de son commerce mondial, Moscou pourrait très facilement
serrer les boulons sur Damas et la forcer à accepter enfin son « brouillon
de constitution », ainsi qu’à lancer le « retrait
programmé », honorable mais réel, de
l’Iran hors du pays. En outre, ce rôle de gardien des clés accorderait à la
Russie un poste de
surveillance de toutes les exportations maritimes iraniennes à
destination du pays, et la laisserait s’assurer qu’aucun chargement militaire
ne transite, à la
satisfaction des préoccupations les plus pressantes en matière de sécurité de
son allié qu’est « Israël ».
En parallèle avec la surveillance par la Russie des importations maritimes de
la Syrie, les USA en feront autant du côté des importations par voie de terre,
puisqu’ils contrôlent une partie de la voie rapide Damas-Bagdad, dont beaucoup
ont prédit qu’elle pourrait être empruntée par l’Iran pour acheminer du
matériel militaire vers la République arabe. Si l’on considère ces verrouillages maritime et
terrestre comme un tout, la coordination de facto entre la Russie et les USA
pour « contenir »
l’Iran et en fin de compte l’expulser hors de Syrie pourrait constituer le
prélude à une « nouvelle détente » tant
attendue entre les deux grandes puissances, détente dans laquelle, [leur maître de facto ] « Israël »,
leur protectorat désormais
conjoint, pourrait tenir lieu de négociateur.
Conclusions
La
remise d’une concession de 49 ans sur le port de Tartous par la Syrie à la
Russie peut s’affubler d’un raisonnement superficiel : l’accord en question
serait supposé améliorer l’économie de la République arabe ravagée par la
guerre. Mais une analyse des éléments démonte cette affirmation : la ville
côtière n’a pas du tout été touchée en huit années de guerre, et cela pose
question quant aux motivations réelles de Moscou derrière ce projet. Aucune
certitude n’est possible, mais la vraie raison pourrait bien résider dans la
volonté du président Poutine de satisfaire aux appétits de gains de ses
oligarques de plus en plus agités, et de se positionner judicieusement comme
premier pas d’une monopolisation par la Russie du marché syrien. En parallèle
de cela, la mise en place d’un contrôle aussi important sur le pays permettrait
à la Russie de se positionner de manière ultra-stratégique et de pouvoir peser
politiquement sur les choix de la Syrie, la forçant en fin de compte à accepter
le « brouillon
de constitution » ainsi que le « retrait programmé » de
l’Iran hors de Syrie. Les médias alternatifs, toujours atteints du « complexe
du chevalier blanc », restent aveugles à ces
desseins, mais ils devraient apprendre qu’« On
peut critiquer la Russie de manière constructive : même Poutine le fait ! ».
Par
Andrew Korybko – Le 22 avril 2019 – Source eurasiafuture.com
Andrew Korybko est analyste politique, journaliste et collaborateur régulier de plusieurs journaux en ligne. Il est également membre du conseil d’experts de l’Institut d’études stratégiques et de prévisions de la People’s Friendship University of Russia. Il est spécialisé dans les affaires russes et la géopolitique, en particulier la stratégie américaine en Eurasie. Ses autres domaines d’activité comprennent les tactiques de changement de régime, les révolutions de couleur et les guerres non conventionnelles utilisées dans le monde entier. Son livre, «Guerres hybrides: approche adaptative indirecte du changement de régime», analyse de manière approfondie les situations en Syrie et en Ukraine et prétend prouver qu'elles représentent un nouveau modèle de guerre stratégique menée par les États-Unis.
Traduit
par Vincent pour le Saker Francophone
NOTES d’H. Genséric
USA.
L’intouchable Browder, ou comment les oligarques juifs ont pillé la Russie et
attaquent Poutine
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