Le journaliste et écrivain Sam Quinones
en a pris conscience avant même les élections de 2016. Quelques jours après la
victoire électorale de Trump, il publia l’histoire troublante, à l’instar de
l’historienne Kathleen Frydl, intitulée «The Oxy
Electorate».
Donald Trump s'est très bien débrouillé,
bien mieux que Mitt Romney en 2012, dans les régions les plus durement touchées
par une épidémie de drogue. En effet, on pourrait décrire les principales
victimes d’opioïdes dans les mêmes termes démographiques que ceux utilisés par
les experts pour caractériser l’essentiel du
soutien électoral de Trump: Blancs non hispaniques, principalement issus de la
classe ouvrière et sans formation supérieure, vivant dans les zones rurales et
les petites villes. Les dépendances aux opioïdes et à Trump, l’un
individuel et l’autre collectif, sont les symptômes du même malaise.
D'une
part, ces consommateurs sont encouragés par la publicité et par d’autres
actions des industries pharmaceutiques
puissantes qui affligent une population vulnérable. Le capitalisme rapace et
non réglementé, tel que celui qui définit aujourd'hui l'agenda Trump, a jeté
les bases de la crise des opioïdes dans les Appalaches, dans le Midwest, dans l’Ohio,
et ailleurs, en engendrant les inégalités et les difficultés qui poussent à tant
de désespoirs.
Par
exemple, Purdue Pharma (qui appartient à la célèbre famille Sackler)
renforce ce désespoir avec son marketing basé sur son médicament phare OxyContin,
lequel aurait largement déclenché l’épidémie d’opioïdes à la fin des années
1990. En 2018, il y avait plus de 50.000 décès par an dus à une surdose
d'opioïdes organiques et synthétiques.
Peut-être
est-il approprié de signaler que les stupéfiants vendus par Purdue Pharma
et d’autres sociétés ont été miss au point pour augmenter progressivement le
nombre d’utilisateurs et augmenter aussi leur dépendance. Purdue Pharma
a lancé OxyContin en prétendant faussement auprès des médecins et des
patients que le médicament était plus faible que la morphine et que, à peine
euphorisant, il ne risquait pas de créer une dépendance.
La
distribution d'opioïdes en quantités extrêmement disproportionnées par rapport
à la population locale est devenue une pratique courante dans l'industrie,
offrant des bénéfices lucratifs aux médecins et aux dispensateurs de
médicaments sur ordonnance, certains d'entre eux étant alors essentiellement
des "moulins à pilules" dispensant libéralement les
médicaments sous n’importe quel prétexte et même sans prétexte. Comme le
prétendent les plaignants dans des documents judiciaires récents et non scellés
datant de 2006 à 2012 et concernant des actions en justice intentées par plus
de cent agences gouvernementales étatiques et locales contre toute la chaîne
logistique, certains des détaillants nationaux préférés - Walgreens, CVS et
Walmart - se sont mêlés au racket.
L’effet
global est un véritable facteur économique d’affliction: du côté de l’offre,
les grandes entreprises gagnent des sommes colossales d’argent en inondant ces
marchés de doses toujours plus importantes d’opioïdes. Elles rackettent surtout
les pauvres sans assurance-maladie pour
lesquels les pilules antidouleur sont le moyen le moins cher et le plus rapide
d'atténuer leurs souffrances.
Selon
la sagesse commune et plusieurs études sociologiques, la principale raison pour
laquelle les communautés touchées par la crise des opioïdes sont aussi accro à
Donald Trump est la détresse économique
qui est à la base de ces deux phénomènes. Ces gens ont déjà connu des jours
meilleurs, mais les industries sont parties et les mines ont été fermées. Ils
se sont retrouvés avec des «boulots de conneries», voire aucun boulot,
uniquement la pauvreté et la désaffection.
Pourtant,
selon une analyse sophistiquée parue l'an dernier dans JAMA, les «conditions
socio-économiques» ne représentent qu'environ les deux tiers du lien entre
Trump et les opioïdes, ce qui signifie que le déclin économique ne suffit pas à
tout expliquer.
Là
encore, de nombreuses communautés noires et hispaniques, tout aussi désargentés
et précaires que les Blancs évoqués ci-dessus, ne se sont jamais tournés
massivement vers Trump ou vers des opioïdes.
Ce
qui est immédiatement différent pour les indigents des zones rurales du Kentucky
ou de la Mahoning Valley, dans l’Ohio, c’est qu’ils
n’ont pas simplement perdu leur emploi, mais celui-ci a été repris par les
Noirs, car le gouvernement local favorisait ces derniers.
Comme
le signalait Sean Mcewee à Salon lors de la campagne de 2016, ces
partisans de Trump ont vécu leur souffrance sous forme de discrimination et de victimisation. "Le racisme est le véritable
moteur du succès de Trump", a-t-il écrit, "la souffrance sociale est
comprise à travers le prisme de l'animosité raciale". Il
s'agissait principalement de l’animosité contre les Noirs considérés par les
« petits blancs » (socle de vote de Trump) comme favorisés par Obama,
mais aussi contre les Latinos, contre les immigrés et contre tous les étrangers
non blancs. Dans d'autres contextes, ces petits blancs ont exprimé une égale
animosité envers les musulmans, les LGBT, les élites côtières, Harvard et
Washington. Au-delà du déclin économique qui l’a déclenchée, la menace était
existentielle: comme si tout leur mode de vie était une espèce culturelle menacée.
Une
histoire de décennies de changements radicaux dans les normes sociales, appuyés
par des décisions judiciaires, a largement contourné le cœur du pays, laissant
ces « petits blancs » vivre dans la détérioration de leur situation
économique en tant que discrimination culturelle globale - orchestrée par les
pouvoirs au profit d'autrui. La révolution culturelle qui a débuté dans les
années 1960 a entraîné la libération des femmes, des homosexuels, des hommes,
et une loi sur les droits civils qui permettait à un homme noir de devenir
président des États-Unis.
Et
alors même que ces nouvelles normes sapaient les valeurs traditionnelles du
pays profond, beaucoup de ces gens se sentaient imposés et sanctionnés par la
loi fédérale - «le gouvernement».
Il suffisait de
rapprocher les opioïdes du fameux «make America great again MAGA, rendre
sa grandeur à l'Amérique » de Trump, pour que les opioïdes effacent
le présent et que MAGA efface le passé. Cela a fait de Donald Trump l'opium du
petit peuple blanc.
Source : The Opioid and Trump Addictions: Symptoms of the Same Malaise
Par Marshall Sahlins
,
professeur émérite d'anthropologie à l'université de
Chicago.
Traduction : Hannibal GENSÉRIC
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ANNEXE
ANNEXE
Qu'est-ce que la crise des opioïdes, qui tue
130 Américains chaque jour ?
Ivana Obradovic est l'auteur d'une note sur la
crise des opioïdes aux États-Unis, ces dérivés de l'opium ayant causé la mort
de plus de 300.000 Américains depuis 2000.
Ivana OBRADOVIC.- La crise des opioïdes constitue un
problème de santé publique majeur aux États-Unis. En moyenne, 130 Américains
meurent chaque jour d'une surdose liée aux opioïdes, devenue la première
cause de mortalité évitable avant cinquante ans, loin devant les accidents de
la route et les décès par armes à feu. Depuis 2000, la consommation d'opioïdes,
sous différentes formes (médicaments prescrits légalement, utilisés de manière
détournée ou achetés sur le marché noir), a causé plus de 300.000 décès par
surdose: c'est une crise sanitaire sans précédent. L'épidémie actuelle se
caractérise avant tout par l'augmentation rapide de la mortalité par surdose
d'opioïdes, qui atteint chaque année un nouveau record. En réponse à la panique
déclenchée par la propagation de cette épidémie, le Président Trump a
proclamé l'état d'urgence en octobre 2017.
La prise de conscience du problème et les
réponses publiques mises en place sont donc relativement récentes, alors que
les origines de l'épidémie remontent aux années 1990. On peut en effet
identifier plusieurs phases d'expansion de l'épidémie d'opioïdes.
Cette crise s'explique
donc à la fois par la hausse des demandes de prise en charge de la douleur mais
aussi par une stratégie commerciale d'augmentation de l'offre dans le contexte
spécifique américain.
La première correspond à l'élargissement de la
prescription des antidouleurs à base d'opioïdes à tous les types de douleur
chronique: des produits longtemps réservés au traitement des cancers ont ainsi
été prescrits plus largement, en particulier l'oxycodone,
mise sur le marché à partir de 1996, qui a fait l'objet d'une véritable
campagne commerciale à grand renfort de marketing et de stratégies d'influence
pour inciter les médecins à prescrire et les patients à consommer de plus en
plus d'opioïdes forts. La deuxième phase
de l'épidémie s'est traduite par une extension de la consommation de ces
opioïdes hors du cadre médical: une partie des patients, devenus dépendants des
opioïdes, ont augmenté et diversifié leur consommation d'opioïdes, en se
tournant vers des produits de plus en plus forts et dangereux car échappant à
tout contrôle, en particulier l'héroïne (disponible sur le marché noir) et certains
opioïdes de synthèse (notamment le fentanyl,
un opioïde cent fois plus
puissant que la morphine, consommé sous forme de médicament mais aussi
vendu sur internet sous forme de contrefaçons fabriquées en Chine ). On peut
donc parler d'une épidémie qui a été créée par un abus de prescriptions d'une
part et des pratiques de promotion du médicament d'autre part: c'est ce qui
rend ce phénomène assez singulier.
Contrairement aux précédentes épidémies
de drogues aux États-Unis, qui ont surtout affecté les populations précaires et
racialisées en milieu urbain (comme le crack dans les années 1990), l'épidémie d'opioïdes a d'abord frappé les Blancs des zones
rurales.
Aujourd'hui, un enfant dépendant aux opioïdes
naît toutes les 19 minutes (ces bébés porteurs du syndrome d'abstinence
néonatale sont appelés les « heroin babies
»).
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