Flegmatique et, pour certains, défaitiste et apathique, Poutine
n’en dit pas moins des vérités qui, en d’autres temps disons plus “normaux”,
eussent soulevé des tempêtes d’indignation vertueuse et l’expression d’une
stupéfaction après tout justifiée. Lorsqu’il parle des sanctions que les USA
font pleuvoir sur la Russie et qu’il juge « dénuées de sens et contre-productives »,
il précise que le président Trump n’y est pas pour grand’chose et que c’est l’establishment,
ou le Deep State
si vous voulez, qui agit.
Selon
ses propres mots (traduits), lors d’une conférence de presse avec son
homologue finlandais qu’il recevait hier à Sotchi, dans le Sud de la Russie,
avec renforcé de gras le passage qui nous intéresse :
« “En ce qui concerne les sanctions, ces actions
sont très contre-productives et dénuées de sens”, a déclaré
Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse aux côtés de son
homologue finlandais Sauli Niinisto à Sotchi, dans le sud de la Russie.
» “J'espère que nos collègues américains vont
prendre conscience qu'une telle politique n'a pas d'avenir et que nous pourrons
alors commencer à coopérer normalement”, a poursuivi Vladimir Poutine. “Le
problème n'est pas seulement dans la position du président américain, mais aussi dans celle de ce que l'on appelle l'establishment, qui
dirige au sens large du terme les États-Unis”, a-t-il ajouté. »
On remarquera que cette déclaration de Poutine, qui est
dans un monde diplomatique normal complètement extraordinaire (“ce
n’est pas le président qui dirige, c’est le Système”), est glissée au milieu de
lieux communs sans le moindre intérêt qui vont, si on s’intéresse à cette
intervention, déclencher de la part des antiSystème ou pseudo-antiSystème plus
d’un commentaire venimeux de plus, à l’encontre de Poutine.
Certes, entendre Poutine déclarer « J'espère
que nos collègues américains vont prendre conscience qu'une telle politique n'a
pas d'avenir et que nous pourrons alors commencer à coopérer normalement »
a de quoi faire grincer
des dents ou mourir de rire pour qui sait ce qu’est réellement la
situation à “D.C.-la-folle”, et à lui faire se demander à quel degré de
médiocrité et de soumission le président russe est tombé pour encore débiter de
telles platitudes. Mais il y a, à côté, cette “déclaration extraordinaire”
qu’on a vue plus haut, qui représente dans les conditions où elle est faite une
audace considérable, et du coup les platitudes prennent une allure, – méprisante
ou désabusée, c’est selon, – qui le réhabilite d’autant : on comprend
que Poutine ne se fait pas la moindre illusion
...
L’État profond, acteur officiel à
“D.C.-la-folle”
On pourrait dire, à l’intention de “D.C.-la-folle” qui cherche
depuis maintenant deux ans une preuve de ce qu’elle avance avec une telle
certitude qu’on croirait la chose déjà amplement prouvée, qu’il y a là
justement un acte d’ingérence extraordinaire de Poutine dans la vie politique
intérieure des USA, à Washington D.C. Par ailleurs, nous vivons dans une
atmosphère si complètement démente, caractérisée par une schizophrénie
dystopique que tous ces concepts jusqu’alors chuchotés et
perçus comme subversifs par le Système deviennent d’usage courant, y compris dans la
presseSystème qui accepte ainsi toutes les théories complotistes énoncées au
“crédit” du Système. Dans son
article de ConsortiumNews consacré au cas
de l’ancien
directeur de la CIA Brennan, privé de sa clearance, Ray McGovern
notait ceci, qui signale qu’effectivement on appelle désormais “un chat un
chat” dans la presseSystème, même lorsqu’il s’agit de désigner cette structure
insaisissable et subversive (le DeepState) dont la fonction essentielle est l’abus de pouvoir, ou le “coup
d’État permanent” :
« La principale question est maintenant de savoir
si les présidents des comités de surveillance de la Chambre choisiront de faire
face à l’État profond [en auditionnant John Brennan à propos
de ses coups fourrés]. Ils ne le font presque jamais et [les
pourvoyeurs de l’argent corrupteurs disent] que, s’ils le font, ils perdront, en grande
partie à cause du soutien
quasi total des médias de l’establishment pour l’État profond. Cela
prend souvent des formes bizarres. Le titre d’une chronique récente du
commentateur ‘libéral’ du Washington Post, Eugene Robinson , en dit
long : “Dieu
bénisse l’État profond”. »
(Et un lecteur dit-Wapojoke de l’éditorialiste
du Post de
commenter pour nous faire comprendre par logique inversée ce que ce titre
signifie : « Il est heureux que Robinson soit à l’abri grâce
à son privilège d’être un Noir. Un média libéral devrait payer cher si un homme
blanc montrait assez d’audace et de stupidité pour avoir affirmé l’existence
effective de l’État profond. »)
Bolton en cause et Russiagate inversé
Effectivement, les choses de la démence avancent si vite à
“D.C.-la-folle” qu’on relève plusieurs développements remarquables pour nous
démontrer que ni la cohérence, ni le moindre souci de vraisemblance, ni le
moindre intérêt pour la logique n’ont leur place dans la situation générale.
• D’abord, la logique démente du Russiagate se
poursuit à un rythme effréné, notamment sur le terrain fructueux de la “politique
des sanctions” qui revient à un “état de guerre” selon les caractères de
l’ère postmoderne du système de la communication (selon la formule d’Alastair
Crooke : « En d'autres termes, les millénaristes
d’aujourd’hui, qui ont certes renoncé à la guillotine, sont explicitement
coercitifs ; ils le sont d’une manière différente, à travers la “capture”
progressive de la ‘narrative’ et des institutions étatiques. ») La
dernière victime en date n’est rien moins que
John Bolton, archétype quasi-sanctifié de l’“archi-faucon” et de
l’antirussisme, devenu conseiller pour la sécurité nationale de
Trump et désormais soupçonné de liens contre-nature (un discours
organisé par la NRA en 2013) avec Maria Butina, citoyenne russe résidant aux USA,
lobbyiste pour la NRA (National Rifle Association) et
emprisonnée dans des conditions extravagantes et extrêmement cruelles pour
espionnage : « Dans une lettre au ton dramatique adressée au
chef de cabinet de la Maison-Blanche John Kelly, les députés démocrates Elijah
Cummings et Stephen Lynch affirment que la connexion douteuse entre Bolton et
Butina est “alarmante et sans précédent”, et ils demandent que la
Maison-Blanche leur fournisse des documents pour savoir si Bolton avait
mentionné sa “collaboration antérieure” avec la prétendue espionne russe [avant
d’être nommé à son poste actuel]. »
• Pour autant, il n’est pas interdit de penser que le Russiagate puisse
se retourner, comme certains (dont
Federico Pieraccini) l’ont déjà envisagé, avec Trump accusant à son tour
les démocrates d’un soutien russe au cas où ils remporteraient les
élections mid-term de novembre prochain. Ce
n’est rien moins que le New York Times qui se faisait avant-hier
le relais d’affirmations venues de think tanks conservateurs
proches des républicains, au travers d’un rapport de Microsoft :
« The Russian military intelligence unit that
sought to influence the 2016 election appears to have a new target:
conservative American think tanks that have broken with President Trump and are
seeking continued sanctions against Moscow, exposing oligarchs or pressing for
human rights.
» In a report scheduled for release on Tuesday,
Microsoft Corporation said that it detected and seized websites that were
created in recent weeks by hackers linked to the Russian unit formerly known as
the G.R.U. The sites appeared meant to trick people into thinking they were
clicking through links managed by the Hudson Institute and the International
Republican Institute, but were secretly redirected to web pages created by the
hackers to steal passwords and other credentials. »
Les casseroles de The-Donald
Enfin, le dernier développement, naturellement “explosif”, éloigne
le champ de la bataille du Russiagate, malgré des déclarations
alléchantes pour le procureur spécial Mueller d’un avocat de l’une des deux
personnes concernées déclarant que son client aurait des révélations sur la
question des relations entre Trump et les Russes. Mais le gros de ces deux
dossiers est loin du Russiagate puisqu’il s’agit
d’affaires de corruption diverses, notamment pour empêcher la publication de
témoignages de deux personnes du sexe féminin ayant eu des relations sexuelles
avec Trump. WSWS.org écrit
aujourd’hui, dans sa version française d’un article en anglais paru le 21
août :
« Dans une escalade du conflit de factions au
sein de la classe dirigeante américaine, le président Donald Trump a reçu des
coups terribles hier sur deux fronts. Dans un tribunal de New York, son ancien
avocat et “dépanneur” dans ses scandales personnels, Michael Cohen, a plaidé
coupable à huit chefs d’accusation. Et dans une salle d’audience à Alexandria,
en Virginie, de l’autre côté du Potomac depuis la Maison-Blanche, son ancien
directeur de campagne, Paul Manafort, a été reconnu coupable de huit autres
chefs d’accusation.
» Peut-être le plus grand dommage politique n’a
pas été causé par les accusations, toutes liées à diverses formes de chicanerie
financière, dont cinq affaires de fraude fiscale, pour Cohen et Manafort, mais
par la déclaration publique de Cohen dans la salle du juge Kimba Wood. En
confessant sa culpabilité aux huit chefs d’accusation, Cohen a déclaré que dans
deux cas, violant les lois fédérales en utilisant des fonds personnels pour
réprimer des déclarations politiquement compromettantes de la mannequin Karen
McDougal et de l’actrice américaine de porno Stormy Daniels, il agissait en
tant que “candidat à un poste fédéral”. Bien que Cohen n’ait pas nommé le
candidat, il faisait allusion à Trump, qui a cherché à éviter l’attention du
public pendant l’élection présidentielle de 2016 aux affirmations des deux
femmes selon lesquelles elles avaient eu des relations sexuelles avec lui. Le
paiement à Daniels est intervenu une semaine avant les élections. »
Ces deux dernières affaires à connotation de scandale sexuel,
débouchant sur des actes illégaux, ont aussitôt relancé des appels à une
procédure de destitution de Trump. Cette pression vient bien entendu de la
gauche du parti démocrate, un peu contre l’avis des dirigeants du parti qui
voudraient pouvoir lier les deux champs de la bataille, le sexe et Russiagate,
et contrer la procédure de nomination du nouveau Juge à la Cour Suprême Brett
Kavanaugh. Il n’est pas certain que les dirigeants démocrates y parviennent tant
leur gauche est d’une puissance étonnante pour ranimer une hystérie
paroxystique qui les touche eux-mêmes lorsqu’elle est lancée.
Dilemme permanent (pour un temps)
A la lumière de ce tintamarre extraordinaire dont on voit bien
qu’il va littéralement dans tous les sens, déchirant tous les partis,
bousculant toutes les lignes de partage, on comprend d’une certaine façon, et même diablement, la prudence de
Poutine. Il n’a pas
un front uni contre lui mais une “maison des fous” (ou une “cage à folles”,
selon ce qu’on en a) qu’il serait complètement absurde de considérer comme une
force unie et intégrée s’apprêtant à affronter la Russie, et qu’il s’agirait
alors de frapper avant qu’elle-même ne frappe.
Ceux qui ne cessent
d’attaquer Poutine aujourd’hui pour cette prudence qu’ils qualifient de
faiblesse ou de lâcheté, se refusent absolument à prendre en compte la
puissance des événements en cours à “D.C-la-folle”, –
qui sont des événements de division, d’affrontements internes d’une complète
sauvagerie. Qu’on le veuille ou non, que cela plaise ou
pas, cette folie est devenue aujourd’hui le facteur central du désordre
extraordinaire des relations internationales. C’est-à-dire
qu’il faut faire avec et les Russes, avec leur puissance retrouvée et leur politique
principielle se trouvent devant un dilemme permanent, – pour
un temps...
Si Poutine réagissait aujourd’hui comme on attendrait qu’il le
fasse dans une situation normale d’affrontement international, c’est-à-dire par
des avertissements sinon par des mesures de rétorsion sévères, il referait
l’unité contrainte et forcée contre lui, les anti-Trump voyant une occasion de
démolir plus encore le président, Trump voyant une occasion de démontrer qu’il
n’est absolument pas du côté des Russes. Aussi a-t-on laissé le
“gentil” Medvedev chuchoter que
les choses pourraient mal tourner si les sanctions, en
novembre, etc.
L’état de subversion aux USA
Le paradoxe de la situation est en ceci que Poutine ne cesse de
plaider pour une politique réaliste et de “bon voisinage”, qui doit absolument
s’interdire de prendre en compte, de tenir compte, voire d’influer sur les
affaires intérieures des autres États selon le principe de la souveraineté. Or,
il est placé dans une situation où il est obligé “de prendre en compte, de
tenir compte, voire d’influer sur les affaires intérieures” des États-Unis.
D’une certaine façon, il pourrait se trouver dans peu de temps, sinon d’ores et
déjà, dans l’obligation de faire ce qu’on l’accuse de
faire depuis trois ans (interférences dans les affaires
intérieures US), qu’il n’a évidemment pas fait dans la proportion grotesque
qu’on affirme...
C’est en cela que nous tenons pour extraordinaire cette déclaration de
Poutine qui ouvre cette analyse, cette affirmation dite en termes mesurés qu’il existe aujourd’hui aux USA un état de subversion préludant
peut-être à des événements s’apparentant à une guerre civile : « Le
problème n'est pas seulement dans la position du président américain, mais
aussi dans celle de ce que l'on appelle l'establishment, qui dirige au sens
large du terme les États-Unis... » Nous voyons cela, cette
déclaration, comme le renforcement de l’hypothèse selon laquelle un texte
d’Ivan Danilov récemment passé en revue sur ce site constituait une
formulation journalistique d’une position politique de plus en plus ressentie
en Russie tant dans les cercles du pouvoir (Poutine en
tête) que dans les milieux du commentaire et de la communication :
« Sous le titre de “Emprisonner l’‘espion russe
Kissinger’ : le dernier pas vers la guerre civile”, un texte de Ivan
Danilov du 16
août 2018 sur le spécialiste bien connu des FakeNews et du
complot russe mondial, Spoutnik-français, mérite de l’attention et une certaine
dose de ce qu’on désigne d’habitude comme du ‘décryptage’. D’abord et comme
première évidence, on notera l’emploi de l’expression “guerre
civile” pour désigner la situation potentielle des USA, et qui ne peut être un
hasard de traduction : une fois dans le titre, deux fois dans le texte. Sur un
réseau comme Spoutnik, qui a les responsabilités d’un réseau public et
sous la plume d’un Danilov, collaborateur régulier sur les questions US et
celles des relations Russie-USA, ce n’est
ni un hasard, ni une parabole et encore moins une inattention.
» ... En d’autres mots et en extrapolant à partir
de ces diverses conditions, nous dirions qu’il s’agit de signifier
officieusement les préoccupations russes de la situation intérieure des USA, à
Washington alias-‘D.C.-la-folle’. Ces conditions sont celles d’un paroxysme
sans fin, qui laisse envisager les possibilités les plus
catastrophiques, et celles-ci devant être désormais considérée comme une
préoccupation majeure de la politique internationale. Cela
est affirmé alors qu’il s’agit d’une situation intérieure d’un autre pays, ce
qui est généralement un domaine jugé officiellement intouchable selon les
principes de la politique extérieure russe, et essentiellement le respect de la
souveraineté de chacun. Mais il s’agit des USA... »
Rendez-vous en novembre ?
D’autre part, même si l’on doit comprendre la prudence de Poutine,
l’on doit comprendre aussi que cette situation ne peut durer éternellement. On
peut aisément avancer, c’est assez tentant, qu’il se pourrait bien que les
élections mid-term (novembre) agissent comme
un déclencheur, comme un libérateur des tensions, que certains
verraient comme une catastrophe et d’autres comme une libération,
et qu’à ce moment les Russes soient placés devant la nécessité de trancher.
(Cela est d’autant plus envisageable que novembre est aussi le moment où des
super-sanctions [“sanctions-from-hell”] antirusses seront
décidées.)
A cet égard, nous le répétons, les Russes sont complètement dépendants de la
tournure que prendront les événements aux USA. Il est également
vrai que Poutine doit envisager la possibilité, dans certaines circonstances
qui suivraient une évolution effective avec ces élections de novembre, de
prendre des mesures préventives radicales qui renverseraient complètement sa
politique de prudence suivie jusqu’ici.
Il est évident pour nous que Poutine a abordé d’une façon ou d’une
autre cette question de la crise intérieure US avec Trump (lors de sa rencontre
d’Helsinki, ou bien par des contacts téléphoniques, ou par le biais de Rand
Paul, etc.). Notre hypothèse est qu’il ne s’est engagé en rien derrière Trump
(pour soutenir Trump), en échange d’une certaine compréhension pour
l’obligation où Trump se juge être de devoir approuver les mesures
antirusses. Pour l’heure, l’intérêt du président
russe est de ne s’engager en aucune façon dans aucun sens, les
événements ayant imposé d’eux-mêmes les élections de novembre comme un point de
paroxysme des événements.
Bien entendu, il existe l’autre possibilité que les élections de
novembre ne règlent rien, dans un sens ou l’autre, dans la “situation
climatique” de tension extrême des USA. Il est tout aussi impossible
d’envisager les événements dans ce cas. On juge et on apprécie au jour le jour.
Le monde navigue à vue sur la voie
de son destin. Il ignore où elle le mène.
Source : Dedefnsa.org
jeudi 23 août 2018
Super article, merci.
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