Beaucoup de nouvelles intéressantes dans le Grand jeu
énergético-eurasien ces derniers jours. Quant
aux États-Unis, leur double menace de sanctions - sur le nucléaire
iranien et le gazoduc baltique - contre leurs affidés européens est une
arme à double tranchant. Ils voudraient perdre l'Europe qu'ils ne s'y
prendraient pas autrement... De quoi se poser une nouvelle fois la
question : le Donald s'est-il converti au Deep State ou est-il en réalité, comme au début de son mandat, le fossoyeur de l'empire ?
Le blog ayant sans cesse de
nouveaux lecteurs, il n'est pas inutile de faire un petit rappel qui sera familier aux habitués :
Pipelineistan ou la guerre des tubes
En
plus d’être le pivot du monde, le point névralgique du globe, l’Eurasie
est également terre de richesses, d’immenses richesses. Les soieries,
le jade, les épices, les tapis persans ou le caviar ont été remplacés
par les hydrocarbures, pétrole et gaz, principalement en Russie et
autour de la Caspienne
Aussi
important sinon plus que les ressources elles-mêmes, c’est leur
acheminement par les gazoducs et oléoducs et le moyen d’influence qui en
découle qui cristallise les tensions et les grandes manœuvres, ce que
d’aucuns nomment la géopolitique des tubes. Complétant la pensée de
Mackinder, un nouvel axiome est apparu : « Qui contrôle les sources et
les routes d’approvisionnements énergétiques mondiales contrôle le
monde. » C’est particulièrement vrai pour les États-Unis dont les
stratèges sont conscients de l’inévitable déclin américain : le monde
est devenu trop vaste, trop riche, trop multipolaire pour que les États-Unis puissent le contrôler comme ils l’ont fait au XXème
siècle. Du "Projet pour un nouveau siècle américain" des
néo-conservateurs au "Grand échiquier" de Brzezinski, une même question
prévaut en filigrane : comment enrayer ce déclin, comment le retarder
afin de conserver aux États-Unis une certaine primauté dans la marche du
monde ? La réponse, qui n’est certes pas ouvertement explicitée, passe
par le contrôle de l’approvisionnement énergétique de leurs concurrents.
« Contrôle les ressources de ton rival et tu contrôles ton rival », Sun
Tzu n’aurait pas dit autre chose. Et c’est toute la politique étrangère
américaine, et subséquemment russe et chinoise, de ces vingt-cinq
dernières années qui nous apparaît sous un jour nouveau.
Les
pipelines jouent ainsi un rôle crucial, leur tracé étant la
matérialisation sur le terrain des objectifs stratégiques de leur
promoteur. Les tubes russes sont autant de flèches visant à percer le
Rimland afin de gagner les marchés de consommation européen ou
asiatique. Ceux promus par les Américains courent le long de ce même
Rimland et tentent d’isoler la Russie tout en contrôlant
l’approvisionnement énergétique de leurs "alliés", européens notamment,
pour garder un levier de pression sur eux. L’équation est encore
compliquée du fait de l’irruption chinoise ainsi que l’émergence
d’autres acteurs : Turquie, Inde, Pakistan, Iran, Japon…
La
bataille pour les sources et les routes énergétiques combinée à la
domination du Heartland et du Rimland, sont les éléments constitutifs de
ce nouveau Grand jeu qui définira les rapports de force mondiaux pour
les siècles à venir.
A tout seigneur, tout honneur, le Sila Sibirii (Force de Sibérie en français) avance inexorablement. La dernière fois que nous en avons parlé, en mars, le tube était construit aux trois-quarts. Il l'est maintenant
à 83% et devrait comme prévu entrer en fonction l'année prochaine,
reliant énergétiquement les deux principaux adversaires de l'empire. Le
Washingtonistan en fait une jaunisse...
Toujours dans le Nord-est
asiatique, un vieux projet russe pourrait voir le jour si la situation
entre Séoul et Pyongyang s'apaise durablement : le pipeline inter-coréen,
sensé fournir du gaz à la Corée du Sud en passant par sa sœur du nord.
La zone en devenir stratégique majeur qu'est l'Asie du Nord-est - Japon,
Chine, Corées - consomme près d'un tiers de l'énergie mondiale mais son
approvisionnement énergétique reste problématique (sources lointaines,
donc acheminement long et prix élevés) du fait des tensions
géopolitiques liées à la Corée du Nord.
Que cette épineuse
question se résolve et c'est l'intégration énergétique de l'Eurasie
orientale qui pointe son nez, au grand dam de tonton Sam qui fera tout
pour la diviser et/ou la contenir.
A l'ouest, du nouveau, contrairement à ce que pourrait penser Erich Maria Remarque... La première ligne du Turk Stream est achevée. Gazprom, qui avait fourni une quantité record de 29 Mds de m3 à la Turquie en 2017, principalement via le Blue Stream, pourra bientôt y ajouter 16 Mds de m3 supplémentaires.
Mais c'est surtout la seconde ligne, celle qui pourrait faire de l'Italie le hub gazier de l'Europe du sud, qui est l'objet de toutes les attentions. Le Pioneering Spirit, navire mastodonte chargé de poser les tubes par grand fond, retournera en mer Noire dans deux ou trois mois afin de terminer le gazoduc. L'empire, qui avait réussi à torpiller le South Stream en faisant pression sur les euronouilles, n'a cette fois pas les armes pour s'y opposer.
Sans surprise pour le fidèle lecteur, ce n'est certes pas d'Azerbaïdjan, qui vient encore d'importer du gaz russe, que viendra la "libération énergétique de l'Europe", chimère pourtant vendue par la presstituée de service comme nous l'expliquions il y a trois ans :
Le
Grand jeu énergético-eurasien, ou Guerre froide 2.0, ne se déroule pas
uniquement sur la scène stratégique, diplomatique ou militaire : la
guerre de l'information y a toute sa part. Chacun a pu le constater dans
le dossier ukrainien, où les médias occidentaux noyautés/financés/intéressés
par les Etats-Unis et leurs proxies européens se sont vautrés dans la
propagande la plus sordide. Aussi intéressante, sinon plus, est la
désinformation économique. Cela peut surprendre de prime abord mais il
n'y a en fait rien d'étonnant à cela : les décideurs économiques sont au
moins aussi importants que les opinions publiques, les influencer pour
qu'ils prennent des décisions favorables aux intérêts de tel ou tel
relève de la logique la plus élémentaire. C'est particulièrement vrai
dans le domaine de l'énergie... L'offensive américaine contre les
hydrocarbures russes se matérialise autant dans les salles de rédaction
que sur le terrain.
C'est une désinformation policée, intelligente, mêlant habilement le
vrai au faux dans des journaux qui n'ont rien de tabloïds.
(...)
Serpent de mer du bourrage de crâne, le fameux Corridor sud de
l'Europe, censé fournir le Vieux continent en gaz azerbaïdjanais et
turkmène (tant qu'on y est !) afin d'éviter de consommer le gaz russe.
On retrouve ce conte dans tous les journaux, qui se reprennent les uns les autres sans même vérifier le bien-fondé de l'info. Nous avons déjà expliqué
à plusieurs reprises que l'Azerbaïdjan a très peu de gaz et que le
Turkménistan ne sera jamais autorisé par la Russie et l'Iran, pays
riverains de la Caspienne, à construire son pipeline transcaspien.
L'approvisionnement de l'Europe par ce Corridor sud est donc totalement
illusoire, ce qui n'empêche pas la volaille médiatique de perroqueter
cette fable ad vitam aeternam. Si l'on peut retarder de quelques années
l'inévitable rapprochement énergétique russo-européen, c'est toujours
bon à prendre pour Washington...
Le retarder pour combien de temps encore ? Gazprom bat tous ses records de livraison d'or bleu au Vieux continent et c'est une nouvelle fois vers le Nord Stream II que se tournent tous les regards.
Alors que l'Allemagne a débuté les travaux dans ses eaux territoriales, et que la Finlande fait de même après l'approbation par Helsinki du passage du pipe dans sa zone maritime économique exclusive, les Américains font feu de tout bois : menace de sanctions ; pleurnicheries de leur proxy de Kiev qui réalise qu'on ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre (le transit par l'Ukraine tombera à terme à une douzaine de Mds de m3 annuels) ; coup de fil de Pompeo, l'ancien chef de la CIA et désormais secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, au gouvernement suédois...
Sera-ce suffisant pour faire dérailler l'Allemagne de son objectif : devenir la plaque tournante du gaz en Europe ? Les ministres des Affaires étrangères et de l'économie assurent que Berlin veut voir le projet se concrétiser, et Frau Merkel, en visite aujourd'hui même à Moscou, vient de le confirmer. Les Russes paraissent confiants et Gazprom évoque même la possibilité d'un Nord Stream III dans un futur plus ou moins lointain.
Quant
aux États-Unis, leur double menace de sanctions - sur le nucléaire
iranien et le gazoduc baltique - contre leurs affidés européens est une
arme à double tranchant. Ils voudraient perdre l'Europe qu'ils ne s'y
prendraient pas autrement... De quoi se poser une nouvelle fois la
question : le Donald s'est-il converti au Deep State ou est-il en réalité, comme au début de son mandat, le fossoyeur de l'empire ?
18 Mai 2018
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Rédigé par Observatus geopoliticus
Rédigé par Observatus geopoliticus
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