Au grand séminaire de Saint-Petersbourg (SPIEF,
ou Forum Économique International de Saint-Pétersbourg), le “Davos russe”,
le public franco-français et francophone plus généralement a été invité à
suivre le gracieux ballet Macron-Poutine, ou Emmanuel-Vladimir. On connaît
cette sorte de numéro qui se distingue en général par le style : le style
Saint-Petersbourg avait assez peu en commun avec le style Washington D.C.
(Donald-Emmanuel), et l’on en jugera selon le goût qu’on en a, quant à la
grâce, l’élégance et le naturel qui furent déployées ici et là.
Pour le reste, – nous voulons parler de la substance,
– il faut, comme disait une sorte de philosophe français d’un autre temps de la
Vème République, “laisser du temps au temps”. Plus que
jamais l’Incertitude est
de rigueur quant aux effets de la chose (celle de
Saint-Petersbourg) et nous nous garderons bien de nous départir du
respect que nous avons pour elle.
Par conséquent, parlons d’autre chose…
Au deuxième jour du séminaire, le président russe
Poutine a fait une communication en forme de grave avertissement, et il s’agit
là d’un sujet bien plus sûr qui doit retenir toute notre attention. Le
paradoxe, à ranger exactement au côté du paradoxe chinois, est que Poutine,
comme Xi en d’autrescirconstances,
s’est affirmé comme un ardent défenseur du libre-échange mondial et de la libre
concurrence. C’est-à-dire, pour les esprits simples en matière
d’économie, comme sont les nôtres ici à dededefensa.org,
que Poutine s’est fait “ardent défenseur” de ce qu’on a coutume de
nommer “globalisation” (bien trop rapide cette
identification, voir plus loin), toujours comme Xi et la Chine
dans ces mêmes “autres circonstances”.
Il y a là, sous-jacent, un grand débat qui secoue les
Russes actifs dans la dissidence antiSystème comme de nombreux antiSystème
non-Russes, les uns et les autres qui ont le plus souvent soutenu Poutine comme
le plus grand et véritable rempart contre le déferlement entropique de la
non-politique US, semant déstructuration et dissolution. Par contre, dans le
domaine économique (avec un débordement qui commence à s’affirmer au niveau
politique/géopolitique, et c’est là tout le centre de notre intérêt), Poutine est depuis un certain
temps l’objet de soupçons extrêmement précis qui n’amènent pas nécessairement
sa condamnation mais qui mettent en cause ses intentions profondes.
Nous connaissons tous cette démarche critique autant que les auteurs qui la pratiquent,
et l’on signalera pour l’exemple le plus récent un texte (25
mai 2018 sur UNZ.com) du Saker-US qui
figure parmi les plus honorables poutiniens inquiets-indécis : partisan de
Poutine mais avec un esprit critique parcouru de réelles préoccupations, et
dirions-nous de plus en plus souvent mais avec des séquences modératrices selon
les sujets abordées, – économique ou politique/géopolitique…
.. Justement, avec le discours de Poutine, nous sommes
dans un domaine à plusieurs domaines (“sous-domaines”) ; comme nous
l’avons signalé en passant plus haut, même si la démarche est économique, elle
embrasse un sujet politique/géopolitique et, sans nous révéler en rien un
extraordinaire secret, cela nous fait prendre conscience d’une
réalité nouvelle, extrêmement puissante et intéressante.
Il est inutile bien entendu de prendre le discours
dans son entier. Le compte-rendu succinct qu’en fait RT, avec quelques courts
extraits, suffit parfaitement à faire notre affaire, sinon notre bonheur. On y
trouve exprimée l’idée-maîtresse qui nous importe. Voici le texte dans une
adaptation française, à partir du texte anglais du 25 mai 2018 …
« La menace d’une
“crise d’une ampleur jamais connue”
« L’économie mondiale est confrontée à une
menace de mesures protectionnistes en spirale qui peuvent conduire à une crise
dévastatrice, a averti Vladimir
Poutine. Les nations doivent trouver un moyen de prévenir cela et
d’établir des règles sur la façon dont l’économie devrait fonctionner.
« Le président russe s’est prononcé contre la tendance
croissante à utiliser des restrictions unilatérales pour obtenir un avantage
économique, lors de son intervention vendredi à l’occasion du Forum économique
international de Saint-Pétersbourg (SPIEF).
« “Le système de coopération multilatérale,
qui a pris des années à se construire, n’est plus autorisé à évoluer. Il est
brisé d’une manière très grossière. Briser les règles devient la nouvelle règle”,
a-t-il déclaré.
« En plus des formes traditionnelles de
protectionnisme telles que les tarifs commerciaux, les normes techniques et les
subventions, les nations utilisent de plus en plus de nouveaux moyens pour
saper leur concurrence, comme des sanctions économiques unilatérales. Et les
pays qui pensaient qu’ils ne seraient jamais visés par de telles mesures pour
des raisons politiques s’aperçoivent qu’ils se sont trompés », a observé Poutine.
« “La capacité d’imposer des sanctions
arbitrairement et sans contrôle alimente la tentation d’en user toujours plus
et de plus en plus, dans tous les sens, à droite et à gauche, sans distinction
de loyauté politique, de solidarité, d’accords passés et de coopérations
établies.”
Poutine a exhorté les acteurs
économiques et les pays impliqués à un changement d’orientation, pour la
défense du libre-échange et l’établissement d’une réglementation de l’économie
mondiale fondée sur des mesures qui auraient la capacité d’atténuer et de
réguler le chaos résultant des transformations technologiques rapides qui sont
la conséquence du développement de la technologie numérique.
« “Le mépris des normes existantes et la
perte de confiance qui en résulte peuvent se combiner avec l’imprévisibilité et
la turbulence des changements colossaux en cours. Ces facteurs peuvent conduire
à une crise systémique, d’une ampleur que le monde n’a jamais connue.”
Poutine a souligné qu’il fallait
mettre en place des règles universelles transparentes. Il faut un mécanisme
inclusif pour les faire fonctionner et permettre à mesure de définir et de
structurer ces règles d’une manière qui serait acceptée par la communauté
internationale.
« “Nous n’avons pas besoin de guerres
commerciales aujourd’hui ni même de cessez-le-feu commercial temporaire. Nous
avons besoin d’une paix commerciale globale », a souligné le président russe. « La
concurrence avec les conflits d’intérêts a toujours existé, existe et existera
toujours, bien sûr. Mais nous devons être respectueux les uns envers les
autres. La capacité de résoudre les différends par une concurrence honnête
plutôt que par la restriction de la concurrence est la source de progrès. »
« Le discours intervient dans une période de turbulence pour
l’économie mondiale, dans laquelle la politique nationaliste du président
américain Donald Trump a opposé l’Amérique à d’autres nations qui, selon son
administration, bénéficient d’avantages commerciaux injustes. Trump a menacé la
Chine, les pays européens, le Canada et le Mexique avec des restrictions
commerciales, exigeant que les déséquilibres perçus soient fixés. Les
États-Unis ont également intensifié leur recours aux sanctions économiques,
ciblant la Russie, l’Iran, la Corée du Nord et d’autres pays avec diverses
mesures punitives. »
Nous savons tous ce que sont “les sanctions”,
essentiellement initiées et développées sur une échelle prodigieuses par les
USA, d’une façon systématique et dynamique à ce rythme échevelée, au moins
depuis 2014 avec la crise ukrainienne. Les USA ont toujours usé de sanctions,
montrant par là leur
caractère isolationniste-protectionniste, insulaire, et fondamentalement fourbe
par rapport aux normes internationales ; mais jusqu’alors, jusqu’en
2014, il s’agissait de mesures, parfois nombreuses mais tout de
même diversifiées et conjoncturelles, même sur une durée
incroyablement longues (les sanctions contre Cuba, par exemple) ; depuis
2014, cette pratique a pris une allure institutionnalisée et
quasiment structurelle, devenue une sorte de réflexe, si bien qu’on
peut parler d’une véritable “politique de
la sanction” comme il y a une “politique économique”, une “politique
belliciste“, etc.
Ce que le discours de Poutine nous fait réaliser,
c’est que cette “politique de la sanction” a pris une place majeure dans tout
un appareil de mesures protectionnistes des USA pour transmuter ces mesures
en une “politique protectionniste” qui a alors acquis une
dimension politique pure pour s’inscrire dans une
politique de contrainte et d’illégalité générale des USA telle qu’elle s’est développée, comme mesure
radicale pour tenter d’éviter
l’effondrement de l’hégémonie des USA sur le monde. En effet, Poutine souligne d’une façon remarquable,
en effectuant une synthèse effectivement remarquable, combien les sanctions
sont devenues “politique de la sanction”, combien cette politique renforce
d’une façon considérable la “politique protectionniste” des USA à l’encontre de
tous (adversaires comme alliés), combien elle devient l’une des deux poutres-maîtresses
avec la politique de pression militaire pour éviter
l’effondrement de la puissance US. (« La capacité d’imposer des
sanctions arbitrairement et sans contrôle alimente la tentation d’en user
toujours plus et de plus en plus, dans tous les sens, à droite et à gauche,
sans distinction de loyauté politique, de solidarité, d’accords passés et de
coopérations établies. »)
Ce faisant, effectivement, Poutine s’institue
défenseur et champion d’un système économique global fondé sur le
“libre-échange” et la “libre-concurrence” (ce qu’interdit la “politique de la
sanction“), donc défenseur et champion de ce système que les Anglo-Saxons
nomment “globalisation” et que les Français désignent en croyant dire la même
chose comme la “mondialisation”. A ce point, une précision sémantique est
absolument nécessaire.
Nous avons déjà longuement disserté, à plusieurs
reprises, à propos de la différence entre « globalisation” et
“mondialisation”, et déploré que les Français, dont la langue est
assez riche pour disposer des
deux mots, n’en distinguent pas la différence… La “mondialisation”,
qui a existé de tous temps à mesure des mondes différents qu’elle
caractérisait, désigne une généralisation des échanges selon un état
d’esprit et des règles loyales pour que nul ne soit avantagé d’une manière
déloyale. D’une façon générale, la “mondialisation”, par sa
pratique même, ne met en rien en question la souveraineté des acteurs qui y
participent.
La “globalisation”,
au contraire, et selon la doctrine du “globalisme“ qui énonce que le tout est
d’une nature différente de la simple addition de ses parties, est une pratique d’échanges mondiaux dont certaines
circonstances particulières favorisent tel ou tel acteur. C’est justement le cas ici où le paradoxe d’une
“politique protectionniste“ US renforcée de la “politique de la sanction” donne aux USA un
avantage déloyal, illégal, jusqu’à prétendre être rien moins que le dictateur
totalitaire de la “globalisation”. Bien entendu, de telles
conditions nous disent que le principe de la souveraineté de ceux qui sont ainsi
soumis à de telles pratiques est traité comme s’il n’avait aucune existence.
Le
protectionnisme totalitaire de la globalisation US
C’est alors qu’il faut revenir au discours de Pompeo
qui représente l’archétype de la politique totalitaire des USA,
renforcée de l’onction divine qui est partie prenante de la transmutation
totalitaire de la “globalisation”. Tout ce discours s’appuie sur “la
politique de la sanction” (ici appliquée à l’Iran mais valable pour tout un
chacun), et toutes les mesures annoncées et exigées découlent directement de
cette politique. Ce qui fait alors l’exceptionnalité du discours de
Pompeo, c’est son “universalité” maléfique, c’est qu’il concerne le monde entier, c’est qu’il
est parfaitement le discours de la “globalisation” venu de la part d’une
puissance qui développe une “politique protectionniste” d’une puissance
absolument incomparable, qui est un “protectionnisme” offensif qui enferme les
autres dans une prison de réglementations, de sanctions et de menaces US.
Laissons la conclusion commentée de ce discours au
colonel Pat Lang, dans sa fameuse rubrique IMO (In My Opinion),
le 22
mai 2018 parce qu’elle nous donne, dans les termes simples qui
sont habituels à l’auteur, les constats les plus évidents qu’on en peut tirer,
– et l’on voit bien, au dernier point soulevé par Lang, qu’il est bien question
de la “globalisation… :
« • La vision fantaisiste des Trumpiens
au Moyen-Orient ne donnera rien d’autre que la possibilité d’une guerre
américaine majeure dans la région, conduite au nom de la paranoïa d’Israël concernant l’Iran.
• La Russie, la Chine, l’Inde et l’UE ne céderont
pas à la vision fantaisiste de Trump. • La pire partie de l’intervention
de Pompeo a été fort peu citée. Pompeo a dit que nous lancerions de telles exigences à l’intention de N’IMPORTE QUEL PAYS DANS LE MONDE qui se comporterait mal selon nos critères… »
Ainsi le discours de Poutine confirme-t-il qu’il se
fait défenseur des principes tels que le “libre-échange” et la “liberté de la concurrence”,
mais dans des conditions telles que le procès qui lui est fait
d’être un “globaliste” voulant s’intégrer dans le système occidental n’a aucun
sens, non plus que le compliment que lui font certain d’être un “souverainiste”
opposé au système mondial et recherchant une certaine autarcie pour son
pays. Ces
diverses appréciations relèvent de situations dépassées par les
évènements ; elles ne sont pas justes ou injustes, fondées ou infondées,
elles sont dépassées…
Même la querelle de l’unipolarité contre la
multipolarité est dépassée dans de telles conditions. Volontairement ou non, en
pleine connaissance de cause ou pas nous l’ignorons, Poutine développe
une logique qui s’adresse à une situation toute nouvelle qui est apparue telle
qu’elle est, après un certain temps de mûrissement, ces dernières semaines, et
notamment à la lumière du discours de Pompeo. Nous ignorons si les
Européens entendront ou pas ce discours (de Poutine) selon la signification que
nous lui donnons, s’ils en comprendront la portée, s’ils “se coucheront” ou
pas, mais quoi qu’il en soit ils se trouvent, eux comme les autres, confrontés
à une agression “globale” de la part des États-Unis qui se sont
caparaçonnés dans une “politique protectionniste” impossible à
percer à moins de déclencher une crise d’une extrême brutalité et d’une
puissance considérable.
Nous ignorons si c’est de cette crise que parle
Poutine (« Ces facteurs peuvent conduire à une crise systémique, d’une
ampleur que le monde n’a jamais connue. ») mais il ne
fait aucun doute dans notre esprit que c’est de cette crise dont il s’agit.
S’il l’exprime en termes économiques, Poutine, il est évident, comme l’a
dit implicitement Pompeo et traduit explicitement le colonel Lang,
que cette crise transcende évidemment le domaine économique pour déboucher sur
la possibilité, 1) d’une part de conflits
extérieurs qui peuvent aller jusqu’aux niveaux les plus hauts des guerres
opposant les acteurs les plus puissants de la planète ; 2) d’autre part sur des crises internes
catastrophiques chez divers acteurs confrontés à cause de leurs ambitions ou de
leur incapacité de résister à des remous majeurs tant au niveau de leurs
opinions publiques que de leurs directions.
Ce n’est évidemment pas pour rien que l’impression qui
a prévalu à Saint-Petersbourg conduisait irrésistiblement à un dialogue entre
l’Europe et la Russie, avec quelques acteurs asiatiques attentifs, sur la
question centrale du “Que faire face à la politique de néantisation et
d’entropisation des US ?”, – ou mieux encore, du “Que faire
contre la politique de néantisation et d’entropisation des USA ?”.
Aucune réponse, ni aucun stratégie n’en sont sortie, car la ou les questions,
d’ailleurs non exprimés, n’appelaient évidemment pas de telles réponses.
Qu’importe d’ailleurs, le principe d’Incertitude subsiste et triomphe… Le seul
fait qu’il ait été possible que de telles questions aient été, réalisées ou
pas, dans l’esprit d’un certain nombre de participants suffit à
faire de ce sujet le débat central de cette période, et le seul débat
concevable à avoir quelque intérêt, c’est-à-dire en fait tout
l’intérêt possible.
Il nous paraît manifeste que ce fait dépasse très
largement les différents dirigeants, acteurs, présidents, etc., présents ou
absents, – que ce soit Poutine, Macron, Merkel, Trump, Xi et ainsi de suite, et
toute la compagnie. Il s’agit en fait d’une
interprétation extrêmement précise de ce que nous désignons comme la Crise
Générale d’Effondrement du Système (CGES) ; ce n’est pas la première, tant s’en faut, mais l’on
doit remarquer que les occurrences d’expression de cette crise sont de plus en
plus précises sur la voie de celle qui, finalement, constituera le
détonateur final permettant à cette crise d’attendre son point d’explosion.
A cet égard, Saint-Pétersbourg a été une réplique en
amont de la secousse tellurique qui menace le monde de toute sa magnitude, et
elle a été franche, nette et tranchante, et absolument identifiable, en
rassemblant des acteurs qui n’auraient pas dû se trouver ensemble selon
le diktat du simulacre du Système. Fédorovski a
raison de parler de « la magie de
Saint-Petersbourg… La magie de ses nuits blanches et ses couleurs
extraordinaires tirant entre jaune fushia ou encore le vert de Rastrelli… »
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