jeudi 31 mai 2018

La connexion de la Syrie avec l’Iran, l’Afghanistan et la Chine


Un universitaire iranien explique clairement la position de l’Iran au Moyen-Orient et remet en question la politique américaine dans la région ; dans un contexte où il est peu probable que la force Qods soit dissoute et où Daesh (ISIS) est en train d’être déplacé à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan.

Une question cruciale taraude les décideurs en Iran, en Irak, en Syrie et au Liban : l’administration Trump a-t-elle un plan stratégique pour le Moyen-Orient ou non ?
Peu sont plus à même de répondre à cette question que Saadallah Zarei, doyen de l’Institut d’études stratégiques  Andishe Sazan-e Noor à Téhéran. Zarei, un homme à la voix douce et extrêmement discrète que j’ai rencontré à Mashhad il y a quelques jours, n’est pas seulement l’un des meilleurs analystes stratégiques de l’Iran, mais aussi un des principaux cerveaux derrière le commandant de la force Qods du Corps des gardiens de la révolution islamique, le général Qasem Soleimani – la bête noire par excellence à l’extérieur du Beltway.
Les stratèges américains pourraient donc faire pire que de prêter attention à Zarei.
Alors que les Etats-Unis « possèdent 37 bases militaires fixes et près de 70 bases mobiles au Moyen-Orient », dit M. Zarei, « nous n’observons pas de stratégies particulières et précises ».
Il a exprimé sa perplexité devant  « les comportements contradictoires liés à la population chiite . Le comportement de l’Amérique en ce qui concerne la population chiite de Bahreïn et ses droits, la population chiite Zaydite au Yémen et au Cachemire et aussi la population chiite au Liban, qui représente 35% de la population totale, n’est pas clairement défini et personne ne sait ce que les Américains pensent des Shi’ites et comment ils agissent ».
Zarei note également que  « l’Amérique n’a pas de politique particulière concernant les démocraties de la Turquie et de l’Iran. Il n’y a pas non plus de stratégie spécifique concernant la démocratie en Irak et au Liban. L’Amérique parle de la démocratie comme une valeur américaine et essaie de la généraliser, mais dans cette région, nous voyons que les meilleurs amis des États-Unis sont des pays où il n’y a pas d’élections dans leurs systèmes politiques. »
En fin de compte, selon Zarei, «la stratégie américaine n’est pas cohérente au Moyen-Orient. Je pense que c’est la principale raison de l’échec de la politique américaine dans cette région. » 
Les Hazaras
Zoomons maintenant, sortons de la macroanalyse pour nous intéresser aux détails sur le terrain. Comparons Zarei à Komeil, un Hazara chiite de Kaboul âgé de 24 ans. Komeil est l’un 14.000 soldats, tous Hazara Afghans, portant un passeport afghan, qui constituaient la brigade Liwa Fatemiyoun combattant en Syrie. Nous nous sommes rencontrés à Mashhad, où il passe le Ramadan, avant de retourner sur les lignes de front le mois prochain.
L’un des principaux fondateurs de la brigade Fatemiyoun, en 2013, a été Abu Ahmad, tué par un missile d’origine inconnue, près du plateau du Golan, en 2015. Au début, la brigade était une organisation religieuse créée « pour défendre les sanctuaires chiites en Syrie » ou, comme Komeil préfère le souligner, « défendre l’humanité, les faibles ».
Aucun combattant Fatemiyoun ne porte de passeport iranien – même si certains, comme Komeil, vivent dans l’est de l’Iran ; il est à Mashhad depuis 2011. Presque tous sont des volontaires ; Komeil a suivi des « amis » qui ont rejoint la brigade. Il a suivi une formation militaire à la base aérienne de Bagram alors qu’il faisait partie de l’armée afghane.
Komeil m’a dit qu’il s’est battu directement contre des Salafo-djihadistes de toutes sortes, allant de Daech et Jabhat al-Nosra jusqu’aux petits groupes qui faisaient partie de la vaste et omniprésente ombrelle de l’ASL (Armée syrienne libre). Il a été sur les lignes de front non-stop pendant trois ans, se battant principalement dans « Sham et Zenaybi » près de Damas, et était également présent à la libération d’Alep.
Il décrit les djihadistes de Daech comme étant « très durs » au combat. Il dit qu’il a vu des combattants Daech portant des « vêtements américains » et portant des fusils de fabrication américaine. Les prisonniers capturés avaient de la « nourriture provenant d’Arabie Saoudite et du Qatar ». Il a personnellement capturé une « dame française travaillant avec Daech » mais ne savait pas ce qui lui était arrivé par la suite, disant seulement que « les commandants traitent bien nos prisonniers ». Il jure que « moins de 10% » des djihadistes de Daech sont syriens – « Il y a des Saoudiens, des Ouzbeks, des Tadjiks, des Pakistanais, des Anglais, des Français et des Allemands ».
Contrairement au barrage de propagande à travers le Beltway, Komeil est catégorique : il n’y a pas de commandants militaires du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (GRI) actifs avec Fatemiyoun, et pas de Hezbollah. Ils combattent « côte à côte » – et les Iraniens sont essentiellement des conseillers militaires. Il a dépeint Fatemiyoun comme un groupe totalement indépendant. Cela indiquerait que leur formation militaire a été acquise principalement en tant que membres de l’armée afghane, et non par l’intermédiaire du CGRI.
Selon Komeil, le légendaire commandant de la force Qods, le général Qasem Soleimani, a rendu visite au groupe, mais « une seule fois ». Chaque force est responsable de sa propre zone d’opérations ; Fatimiyoun ; le Hezbollah ; l’Armée arabe syrienne (SAA) ; les Pakistanais ( » vaillants combattants « ) ; le al-Defae-Watan, qu’il décrit comme l’équivalent du Hashd al-Shaabi irakien (également connu sous le nom de  » Unités de mobilisation du peuple « ) ; et le Medariyoun également en provenance d’Irak.
Le ‘croissant chiite’ revisité
L’administration Obama a au moins admis que les conseillers militaires iraniens, aux côtés de la puissance aérienne de la Russie et des combattants du Hezbollah, ont aidé l’AAS à vaincre Daech et d’autres groupes salafistes djihadistes en Syrie.
Mais, pour l’administration Trump – en phase avec Israël et l’Arabie Saoudite – tout est noir ou blanc ; toutes les forces sous commandement iranien doivent quitter la Syrie (et cela inclurait Fatemiyoun). Ça n’arrivera pas ; l’effondrement total et virtuel de ce qui est vaguement défini dans le Beltway comme des « rebelles modérés » – al-Qaïda en Syrie inclus – a engendré un vide de pouvoir dûment occupé par Damas. Et Damas a encore besoin de toutes ces forces pour éteindre définitivement le djihadisme salafiste.
L’Iran exerce une influence sur un arc allant de l’Afghanistan à l’Irak, la Syrie et le Liban. Comme l’a analysé Zarei : « La République islamique d’Iran a une stratégie particulière dans la région. Nous avons des principes spécifiques, des amis et des capacités. De plus, nous avons une compréhension cohérente de notre ennemi et nous savons où nous devrions nous situer dans les 20 prochaines années. Par conséquent, nous essayons d’utiliser nos capacités avec soin et de gérer le travail de manière progressive. » 
Cela n’a rien à voir avec un « croissant chiite » menaçant, comme l’a suggéré le roi Abdallah de Jordanie en 2004. Il s’agit essentiellement d’une réplique iranienne au ralenti contre la non-stratégie américaine à travers l’Asie du Sud-Ouest depuis « Shock and Awe » en 2003 – comme Zarei l’a identifié.
La Force Qods – formée pendant la guerre Iran-Irak dans les années 1980 – est l’extension extraterritoriale du CGR. J’ai parlé à quelques vétérans de la guerre à Karaj, où ils se réunissent dans une association installée dans une réplique d’un bunker servant une délicieuse soupe d’osh – un équivalent persan des pâtes toscanes et des fagioli – après les réunions. Le Commandant Syed Mohammad Yayavi a déclaré que la demande de l’administration Trump, exprimée par le Secrétaire d’Etat Pompeo, de voir l’Iran démanteler la Force Qods, ne sera jamais acceptée.
La Force Qods pourrait être décrite comme un équivalent des forces spéciales des États-Unis et des opérations spéciales de la CIA, réunies en une seule. Pour Washington, c’est une organisation terroriste. Pourtant, dans la pratique, la Force Qods est autant une arme de la politique de sécurité nationale iranienne à travers l’Asie du Sud-Ouest que le Pentagone et la CIA qui renforcent les intérêts de sécurité nationale des États-Unis partout dans le monde.
Et il y a une continuité remarquable. Au « bunker » de Karaj, j’ai parlé à Mohammad Nejad, un colonel retraité de l’armée de l’air iranienne qui a acquis son expérience de combat Iran-Irak alors qu’il avait une vingtaine d’années, combattant à Bushher. Il y a deux ans, il était de retour en Syrie pour deux mois, comme conseiller militaire.
Tous les regards sont tournés vers l’OCS
La stratégie américaine incohérente au Moyen-Orient décrite par Zarei s’applique également à l’Afghanistan. Une autre exigence de l’administration Trump est que Téhéran doit cesser de soutenir les talibans.
Résultat de recherche d'images pour "OCS Iran Pakistan"Les faits sur le terrain sont infiniment plus nuancés. La guerre interminable des États-Unis en Afghanistan a généré des millions de réfugiés ; beaucoup d’entre eux vivent en Iran. En parallèle, Washington a mis en place un réseau permanent de bases militaires afghanes – que Téhéran identifie comme une menace sérieuse, capable de soutenir des opérations secrètes en Iran.
Téhéran, avec un minimum de moyens – et en collaboration avec les services de renseignement du Pakistan et de Russie – soutient de petits groupes dans l’ouest de l’Afghanistan, autour de Herat, y compris certains qui sont vaguement liés aux talibans.
Mais cela s’inscrit dans une stratégie beaucoup plus large de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Les membres de l’OCS, la Russie, la Chine et le Pakistan, ainsi que le futur membre, l’Iran, sans parler du futur membre l’Afghanistan, veulent tous une solution asiatique, axée sur l’OCS, pour la tragédie afghane. Et cela doit inclure une place pour les talibans dans le gouvernement à Kaboul.
Maintenant, comparez cela avec le stratagème avoué de l’administration Trump destiné à provoquer un changement de régime à Téhéran. L’Arabie Saoudite est déjà là. Riyad, via un groupe de réflexion prétendument soutenu par le prince héritier Mohammad bin Salman, connu sous le nom de MBS [1], a financé une série de madrassas (écoles coraniques wahhabites de lavage de cerveau) anti-chiites au Baloutchistan au Pakistan, qui borde la province du Sistan-Baloutchistan en Iran.
Le plan saoudien consiste à au moins perturber l’émergence du port de Chabahar, qui se trouve être le point d’entrée de la nouvelle route de la soie de l’Inde vers l’Afghanistan et l’Asie centrale, en contournant le Pakistan. L’Inde, membre de BRICS, aux côtés de la Russie et de la Chine, ne sera pas vraiment satisfaite ; et l’Inde est également un nouveau membre de l’OCS, et catégoriquement opposée à toutes les formes de djihadisme salafiste.
Le procureur général du Pakistan, Ashtar Ausaf Ali, lors d’une visite en Iran, a averti  que Daech « est déplacé » à la frontière afghano-pakistanaise. On ne sait pas qui a fait le déménagement. Ce qui est certain, c’est que ISIS-Khorasan, ou ISIS-K – c’est-à-dire la branche afghane de Daech – combat effectivement les talibans.
Par coïncidence, la force aérienne américaine combat également les talibans, via l’opération Freedom’s Sentinel. Un rapport a détaillé comment « le nombre d’armes américaines fournies pour l’appui de Freedom’s Sentinel a augmenté à 562 en avril, le total mensuel le plus élevé de 2018 et le deuxième total le plus élevé pour un mois depuis octobre 2011. »
Alors, ce sont les talibans qui sont bombardés, pas ISIS-K. Pas étonnant que les pays de l’OCS soient en alerte rouge. Le vrai mystère doit encore être dévoilé par les services de renseignement pakistanais : en d’autres termes, dans quelle partie de la frontière poreuse de l’Af-Pak se trouvent plus de 4.000 djihadistes ISIS-K bien armés par les Américains?
Qui va reconstruire la Syrie ?
Et cela nous conduit à l’inter-connecteur principal : la Chine.
Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi et son collègue syrien Walid Mouallem entretiennent des relations très étroites. Le président Xi Jinping est un fervent partisan du processus de paix d’Astana avec la Russie, l’Iran et la Turquie. La Chine a annoncé en novembre dernier qu’elle  déploierait des forces spéciales en Syrie contre tous les courants du djihadisme salafiste ; l’objectif chinois est de « neutraliser » 5.000 combattants ouïghours qui ont agi en tant que « rebelles modérés », en raison de l’inquiétude suscitée par ces extrémistes qui provoqueraient la violence s’ils retournaient au Xinjiang.
Mais surtout, la Chine sera profondément impliquée dans la reconstruction syrienne ; villes, villages, routes, chemins de fer, ponts, écoles, hôpitaux, tous les réseaux de connectivité. La Syrie sera reconstruite par la Chine, la Russie (énergie, infrastructures) et l’Iran (réseaux électriques), pas par les Etats-Unis ou les pétromonarchies du Golfe. Les sanctions américaines et de l’UE sont toujours en vigueur, interdisant les opérations commerciales, tant en dollars américains qu’en euros.
Cela coïncide avec une  réunion à Pékin la semaine dernière des chefs du conseil de sécurité de l’OCS. Le poids lourd du Politburo Yang Jiechi, directeur du Bureau de la Commission des affaires étrangères du Comité central du PCC, a longuement discuté de la question avec le principal expert de la sécurité russe, Nikolaï Patrouchev.
Le 18ème sommet de l’OCS se tiendra à Qingdao le 9 juin. Le président russe Vladimir Poutine sera présent. L’Inde et le Pakistan seront là. Le président iranien Hassan Rouhani sera là, représentant l’Iran en tant qu’observateur, et rencontrera Poutine et Xi. C’est là que convergeront toutes les connexions Syrie-Afghanistan.
Traduction : AvicRéseau International

[1] Mohammed Ben Salmane disparu des radars

Le nouvel homme fort d’Arabie Saoudite et l’héritier du trône, le prince Mohammed Ben Salmane al Saoud, dit MBS, n’est pas apparu publiquement depuis trente six jours. 
Après des voyages médiatisés à Londres et à Paris en mars et en avril 2018, le jeune prince Salman, ministre de la Défense et homme fort du Royaume, n’a fait aucune apparition publique. Sans preuves, la rumeur de sa mort qui a été reprise par les médias iraniens hostiles court sur les réseaux sociaux. Pour l’instant, le ministère saoudien de l’Intérieur n’a pas réagi pour démentir ces allégations. D’où le sentiment au minimum d’un malaise à Ryadh.
Dans les milieux de l’opposition saoudienne à Londres, on pense qu’il aurait été sévèrement blessé lors de la sévère attaque qui a eu lieu contre le Palais royal le 21 avril à Ryadh.
Une journaliste Clarence Rodriguez, qui connait très bien l’Arabie Saoudite, a expliqué à Paris-Match: « J’ai appris qu’il était blessé, mais on ne sait pas si cela est lié à l’attaque du 21 avril. On n’a aucune indication sur la gravité de sa blessure. Mais officiellement, on n’en parle pas ».
Hannibal GENSERIC

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