Les USA
exigent que la Russie leur ouvre l’accès à la route maritime arctique, ce qui
peut laisser présager d’une agression de type guerre hybride à venir en
Arctique, qui pourrait en retour faire augmenter la dépendance stratégique de
la Russie envers la Chine. Il s’agit d’un scénario non désiré, qui pourrait
être évité si la Russie offre « des contreparties »
à des alliés et adversaires, dans le cadre de l’expansion vers l’Europe du « couloir
de croissance Asie-Afrique » (AAGC [Asia-Africa
Growth Corridor, NdT]) indo-japonais, par son territoire de
transit maritime.
Querelle sur l’Arctique
Paul Zukunft,
amiral des gardes-côtes américains, a récemment exigé que
la Russie accorde aux USA l’usage de sa route maritime arctique, sur la base de
soi-disant principes de « liberté de navigation ». Tout en
assurant au monde que son pays n’avait pas l’intention d’y mener des « patrouilles »
semblables à celles de la mer de Chine, il a sinistrement
prévenu l’été dernier que l’océan Arctique « apparaît comme
singulièrement familier à ce que nous voyons dans l’est et le sud de la Mer de
Chine ». Cette conjonction de remarques laisse clairement penser que
les USA préviennent de leurs intentions en termes de guerre hybride
du côté de l’Arctique, mais qu’ils se sont pour l’instant retenus d’appliquer
des agressions aussi ouvertes qu’envers les intérêts maritimes chinois, la
marine russe étant beaucoup plus puissante que son homologue chinoise. De fait,
la Russie est reconnue comme disposant de la force
militaire la plus puissante de l’océan Arctique, et les USA ne sont pas
prêts de s’y frotter sauf à avoir préalablement modifié l’équilibre des forces
stratégiques de la région.
Dans
l’intervalle, les USA prévoient d’appliquer des pressions de nature multiple
sur les intérêts russes en Arctique, afin de les enserrer − et plus
généralement, l’ensemble de l’Eurasie − dans un nœud coulant « endiguement-déstabilisation ».
Washington est furieuse de la promulgation
l’an dernier par Moscou d’une loi stipulant
que seuls les navires fabriqués en Russie et battant pavillon russe pourront
désormais emprunter la route maritime arctique. La Russie pense avec justesse
que cette initiative amènera à une croissance rapide des chantiers maritimes
russes, et au renforcement de la souveraineté maritime de Moscou. La résistance
américaine à cette initiative est particulièrement paradoxale du fait qu’elle
arrive sous l’administration Trump, au vu de ses propres préférences pour les
initiatives de lois « protectionnistes » et « nationalistes »
– mais on s’habitue aux doubles standards quand on pratique la géopolitique.
À part un effort d’intimidation concerté pour que les instances des Nations
unies refusent de reconnaître
les prétentions russes à étendre le plateau continental et la Zone économique
exclusive (ZEE) s’y rattachant, les USA ne peuvent pas y faire grand chose pour
l’instant : Moscou y viendra probablement « unilatéralement »
dans la protection de ses intérêts nationaux, sans tenir compte des jugements.
Déminer le scénario du détroit de Béring
Il est toujours
possible de recourir aux provocations pour élaborer des scénarios durs au
niveau du goulet d’étranglement que constitue le détroit de Béring. Cela ne
fonctionnera cependant pas pour des raisons géographiques (les navires ne peuvent
traverser le goulet que du côté contrôlé par la Russie) et pourrait même
générer un retour de flamme si les USA faisaient les durs et devaient ensuite
reculer face à la résilience des Russes. En outre, la possibilité existe à
l’avenir de relier par des infrastructures modernisées
le port russe de Tiksi,
qui donne sur l’Arctique, à celui de Vladivostok ou même encore plus au sud,
jusqu’à la péninsule de Corée, par un hypothétique « Couloir coréen »
imaginé dans le scénario « de Tikhi à Tiksi » exposé par
l’auteur dans ses anticipations
d’octobre 2016. En concrétisant ce scénario avec l’aide des chinois et
d’autres investissements comme ceux des fondateurs indo-japonais du « Couloir
de croissance Asie-Afrique » (et sur lesquels nous reviendrons plus
loin), le détroit de Béring pourrait bien devenir inutile avec le temps, ce qui
limite grandement les possibilités de pressions des États-Unis sur la Russie
dans cette zone.
"Route" arctique russe |
« Dilemmes de sécurité »
Quels que soient
les moyens asymétriques que les USA mettent en œuvre et quels qu’en soient
leurs effets, ils ne feront que rapprocher la Russie de la Chine en réponse, ce
qui ne ferait qu’augmenter la tendance déjà existante à monter des relations
stratégiques privilégiées entre les deux grandes puissances. Cela finira donc
par compliquer la tâche de diviser pour régner des USA en Eurasie. Ceci dit,
tenant compte du fait que les USA n’ont pas la moindre chance de venir scinder
le partenariat
stratégique russo-chinois, il faut ajouter que Moscou n’a aucune envie non
plus de jouer le rôle du « partenaire mineur » auprès de
Pékin : on peut s’attendre à ce que Moscou fasse tout ce qu’il faut pour « égaliser »
la relation et empêcher la Chine de prendre le dessus dans leur relation. Tout
discours rhétorique « gagnant-gagnant ou tous gagnants »
mis de coté, les décideurs et les stratèges russes s’en tiennent au paradigme
néo-réaliste du « grand échiquier du pouvoir du XIXe
siècle » et n’ont aucun désir de « faire confiance »
à un autre pays au point de mettre tout l’avenir de leur État-civilisation
entre ses mains.
Cela fait des
millénaires que les « dilemmes de sécurité » sont parties
intégrantes des relations internationales, mais cela ne les rend pas
inévitables. On ne peut pas vraiment imaginer que les USA parviendraient à en créer
un entre la Russie et la Chine sur ces enjeux, ou sur d’autres : les membres de
leurs administrations militaires, de renseignements et diplomatiques (« les
États profonds ») sont déjà sensibilisés à ce plan et ont déjà noué
un vaste réseau de mesures de confiance mutuelles sur les quelques années
passées, ce qui rend ce scénario impossible aussi longtemps que l’Amérique
restera leur adversaire unipolaire partagé. Même dans l’hypothèse (extrêmement
douteuse) où les USA réussiraient à obtenir
ce qu’ils veulent de la Russie, en « convainquant » les
dirigeants russes de cesser la construction de coopérations plus avancées avec
la Chine, la Nouvelle route de la soie
continuerait son extension, et le « dilemme de sécurité »
que le Pentagone espérerait n’aurait pas lieu. Mais quoi qu’il en soit, la
Russie s’est engagée ces derniers temps dans une ambitieuse politique de « balancier »
en Eurasie, où on l’a vue s’approcher des rivaux chinois que sont le Japon, le
Viêt Nam, et l’Inde, pour des raisons pragmatiques et pacifiques.
L’exercice d’« équilibriste » de l’AAGC
C’est dans ce
contexte intéressant de pressions militaires en cours, de la part de la Navy
américaine au nord et de son équivalent supposé par la Chine au sud, que la
Russie pourrait jouer l’« équilibriste » entre les deux, en
allant chercher une « soupape de pression » du côté du Couloir
de croissance Asie-Afrique indo-japonais. Pour l’exprimer en mots, les USA
et la Chine ne s’emploient pas à « conspirer »
contre la Russie, mais le paradigme néo-réaliste qui guide les stratèges et les
décideurs à Moscou est ainsi qu’ils se sentent forcés de jouer l’équilibre
entre les deux, en approfondissant les relations avec la Chine pour se libérer
de la pression américaine, et de renforcer leurs liens commerciaux avec l’AAGC
de l’Inde et du Japon pour réaliser la même opération vis-à-vis de la Chine.
L’auteur a déjà décrit comment « le
jeu de balancier diplomatique russe en Asie fonctionne au bénéfice de son allié
chinois » en exposant ses relations avec chacun d’entre eux, et
avait présenté l’angle de l’AAGC dans son article « l’Inde
pourrait cordialement entrer en compétition avec la Chine au travers des BRICS »
; le lecteur est invité à les relire en relation avec la présente analyse s’il
en a le temps.
En
approfondissant ce concept de « balancier », les deux
piliers indo-japonais de l’AAGC
s’efforcent d’accroître leurs liens commerciaux avec l’Europe, ce qui les incite à utiliser le « raccourci »
que constitue la route maritime Arctique russe, et à souscrire à la
législation du pays exigeant que seuls les navires construits en Russie et
battant pavillon russe puissent la traverser. Le même principe s’applique
également au domaine de l’extraction d’énergie, si bien que les produits des investissement
conjoints de l’Inde et de la Russie en Arctique devraient subir les mêmes
contraintes pour être amenés au sous-continent. On peut prédire des développements
économiques grandioses dans la région de l’Extrême-Orient russe, car
ce dernier est en passe de devenir la zone de transbordement pour les matériaux
de l’AAGC indo-japonais, voyageant le long de la route maritime arctique à
destination des marchés européens. On devrait voir prochainement une gamme
d’entrepôts et de zones de libre échange fleurir à Vladivostok, Sakhaline et
sur les îles Kouriles pour faciliter ce transit, ce qui va concrétiser les
investissements étrangers au bénéfice des habitants et travailleurs locaux
russes de ces zones. Comme nous l’avons évoqué plus tôt ici, les deux pays
pourraient financer également une voie ferrée reliant les océans Pacifique et
Arctique.
Éloigner les « scénarios sombres »
Rien de tout
cela ne peut advenir sans participation de la Chine, mais l’existence de capitaux
chinois, de travailleurs chinois, de produits chinois et de l’influence
générale de la Chine sur l’Extrême-Orient russe constitue en Russie un sujet
très sensible. En effet, la perception (c’est le mot clé) est que la République
populaire pourrait être en train de transformer cette très grande région en
appendice à matières premières, comme une sorte de prélude à une
« annexion » par mandataire interposé. Ces craintes sont bien
sûr très exagérées, et Pékin n’a jamais laissé croire à
ce genre d’intentions, mais cette histoire par trop simpliste et fallacieuse
pourrait facilement être exploitée depuis l’étranger pour pousser des « démagogues,
populistes » à attiser les tensions afin de diviser pour régner. Le
Kremlin se préoccupe de la transformation de ce sujet en problème politique
intérieur défrayant l’actualité, si bien que Moscou prend des mesures avec le
temps pour éloigner ce scénario trouble, au travers de sa nouvelle approche d’« équilibriste »
entre les grandes puissances. L’introduction de l’investissement indo-japonais
de l’AAGC et l’influence qui les accompagne est attendue comme un « rééquilibrage »
du rôle de la Chine et devra donc dissiper ces intrigues hypothétiques.
En plus de « diluer »
l’influence croissante de la Chine sur l’Extrême-Orient russe, en faisant
entrer ses rivaux indien et japonais, le président Poutine compte voir
la compétition
en développement entre les projets de connectivités que sont la Nouvelle
route de la soie d’une part et l’AAGC d’autre part apporter autant
de bénéfices à son peuple. Le dirigeant russe projette d’axer son quatrième et
dernier mandat de président sur son programme intérieur, qui comprend des réformes
socio-économiques de grande portée, afin d’établir
durablement son héritage. Il est donc vital pour lui d’apporter à ses
concitoyens une base solide sur laquelle ils pourront continuer de construire
le pays après son départ. Un peu de théorie économique de base démontre que le
manque de compétition amène en général en fin de compte à une « monopolisation »,
et échouer à diversifier les partenaires d’investissements dans
l’Extrême-Orient russe pourrait voir les scénarios de « dominance
rampante » de la Chine devenir un fait accompli [en français dans
le texte, NdT] avec le temps, ou au moins se faire utiliser comme
étincelle de désordres politiques dans la région, et de mésentente future entre
les deux grandes puissances.
Nouveaux non-alignés + AAGC = stratégie russe d’« équilibrage » du XXIe siècle
La Russie ne
veut pas devenir un mélange des caricatures les plus critiques de la Mongolie
et du Pakistan,
où elle serait réduite respectivement à une « réserve de matières
premières » et une « autoroute internationale », sur
le « pont de terre eurasiatique » chinois du projet de la route
de la soie vers l’Europe. C’est pour cela qu’elle voit un grand intérêt
stratégique à joindre ses efforts à ces deux pays et à d’autres afin de jouer
l’équilibre contre ce scénario, de manière amicale. Elle pose les bases d’un
nouveau Mouvement des non-alignés (neo-MNA),
qui ne se montre ni militairement pro-américain, ni dépendant de manière
économique ou stratégique de la Chine. Il n’est demandé à aucun de ces trois
pays (Russie, Mongolie, Pakistan) ni à leurs partenaires éventuels du neo-NMA
multilatéral de « choisir son camp » dans la nouvelle guerre
froide, mais au contraire de prendre part à une « voie du
milieu » grâce à leur approche « troisième voie »
qui vise à maintenir des relations constructives aussi bien avec les USA
qu’avec la Chine aussi longtemps qu’ils resteront adroitement en « équilibre »
entre les deux, pendant cette période de profonde
transition systémique. Cette initiative peut prendre des formes très
diverses, et se réajustera au gré des nécessités, mais l’une des constantes en
est que la Russie en assurera probablement la promotion auprès de l’AAGC
indo-japonais.
Peu importe que
ces deux grands pays soient les alliés de la politique américaine « menée depuis
l’arrière » visant à « contenir » la Chine :
les trois pays ont des intérêts communs à coopérer les uns avec les autres de
manière pacifique dans l’Extrême-Orient russe, ce qui n’agresse en rien la
Chine. Le président Xi a reconnu la « tendance de l’époque, à
la paix, au développement, à la coopération, et aux bénéfices mutuels » qui
« gagne du terrain » dans le monde d’aujourd’hui, dans son discours plus tôt
cette semaine au Forum de Boao. Du coup, son pays ne serait pas pris par
surprise de voir la Russie approfondir sa connectivité économique avec les
rivaux chinois que sont l’Inde et le Japon, alors même que la République de
Chine fait la même chose vis-à-vis de Moscou aux USA,
en UE,
et même en Ukraine.
Pékin fulmine régulièrement contre la tendance occidentale à pratiquer une
mentalité « à somme nulle » lors de sa défense des
investissements de la Nouvelle route de la soie. On peut donc s’attendre à ce
qu’elle s’applique les mêmes standards quand elle considérera les relations en
développement de la Russie avec l’AAGC indo-japonais dans le grand est du pays,
et le long de la frontière nord-est de la République Populaire.
Conclusions
Il pourrait
encore se passer du temps avant de voir tout ceci se concrétiser, mais les USA
ont déjà fait connaître leur intention de défier le contrôle souverain de la
Russie sur les territoires de l’océan Arctique, sur le fondement d’une
soi-disant « liberté de navigation », motivée par leur désir
de s’enrichir par la route maritime arctique. En outre, la présence de bateaux
espions américains camouflés en marchands ou chalutiers « civils »
(une tactique que les USA accusent
régulièrement
la Chine de pratiquer) tapis le long de la longue frontière nord du pays
permettrait à Washington de tracer les activités militaires de Moscou dans la
région. Cela pourrait bien constituer une raison supplémentaire à la
législation pro-souveraine décidée par la Russie quant aux nouvelles règles de
navigation dans la mer Arctique : seuls les navires fabriqués en Russie et
battant pavillon russe peuvent y circuler. Le résultat de toute campagne de
pression menée par les USA à l’égard de la Russie, sur ce théâtre ou n’importe
quel autre, quel qu’en soit le degré de réussite en soi, amènera
inéluctablement Moscou plus près de Pékin, malgré ses préoccupations qu’il
pourrait finir par être « trop proche pour être à l’aise ».
Dans tout pays,
les dirigeants responsables des bureaucraties militaires, de renseignements ou
diplomatiques (« l’État profond ») doivent prévoir tout
scénario possible et se préparer à contrer les plus sombres d’entre eux, avant
qu’ils ne se produisent. Dans le contexte présent, cela concerne la crainte
russe à long terme de devenir trop dépendante stratégiquement de la Chine, une
position qui pourrait faire de Moscou le « partenaire mineur »
de Pékin, alors que Moscou compte sur une relation d’égalité, le jour où la
menace unipolaire qui les rapproche aujourd’hui se sera éloignée. En prévision
de ces temps, dont on peut supposer qu’ils se présenteront d’ici une vingtaine
d’années, il fait sens pour la Russie d’approfondir son engagement avec le « Couloir
de croissance Asie-Afrique » indo-japonais, facilitant les accès pour
ces pays aux marchés européens par l’emprunt de la route maritime arctique,
moyen pacifique mais « efficace » de « contrebalancer »
toute dominance future de la Route de la soie chinoise. Si la Russie allie sa
stratégie de « rééquilibrage » via l’AAGC avec la création
d’un nouveau mouvement non aligné, Moscou pourra enfin atteindre sa grande
ambition pour le XXIe siècle : devenir le centre de la multipolarité
au cœur de l’ordre mondial émergeant.
Andrew
Korybko est le commentateur politique américain qui travaille
actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université
MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative
indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans
son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride. Le livre est disponible
en PDF gratuitement et à télécharger
ici.
Traduit par
Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires hors sujet, ou comportant des attaques personnelles ou des insultes seront supprimés. Les auteurs des écrits publiés en sont les seuls responsables. Leur contenu n'engage pas la responsabilité de ce blog ou de Hannibal Genséric.