Le
sommet Russie-Turquie-Allemagne-France à Istanbul d’hier (27 octobre) est un
événement extraordinaire. Le Kremlin a déployé une stratégie bien pensée
en minimisant le sommet comme simple « comparaison de notes », et en
ne parlant pas de percée.
Pourtant,
Istanbul est une percée de facto – avec des couches
superposées. D’abord, elle signale que les deux premières puissances de l’UE
acceptent que la Russie contrôle l’avenir de la Syrie. Ensuite, elle confère
une légitimité supplémentaire au format d’Astana (Russie, Turquie, Iran) sur la
Syrie, tout en démontrant l’efficacité d’un quad.
Le quad
originel (États-Unis, Japon, Inde et Australie) est essentiellement un
mécanisme de confinement de la Chine qui donne déjà des signes de faiblesse. En
revanche, il y a un quad eurasien qui discutera non seulement de l’échiquier
géopolitique de l’Asie du Sud-Ouest [c-à-d le Moyen-Orient, NdT], mais aussi du
dilemme transatlantique suprême : comment
contrer l’obsession de sanctions de Washington.
La
rencontre d’Istanbul, bien sûr, ne « résoudra » pas la tragédie
syrienne. Le président Poutine manœuvre avec prudence autour des
ambitions néo-ottomanes du président Erdogan, et les deux pays de l’UE
ne sont pas précisément en position de force.
Poutine
a déjà apaisé l’Arabie Saoudite, ce qui n’était pas une mince
affaire. Finis le
financement et les armes pour les djihadistes de tous poils en Syrie.
La Ligue arabe — sans rencontrer d’objection saoudienne — s’est même lancée
dans la normalisation de ses relations avec Damas.
Imran Khan en
quête d’une solution pour le Yémen
Riyad fait désormais partie du Fonds russe des
investissements directs (Russian Direct Investment Fund, RDIF), qui sera
rebaptisé « Fonds russo-chinois-saudien », comme l’a
révélé son directeur Kirill Dmitriev à la Future Investment
Initiative, ou « Davos du désert ». Le fonds avait été
initialement créé en 2012 par le RDIF et la China Investment Corporation (CIS)
pour faire passer la coopération économique bilatérale entre Moscou et Pékin en
mode turbo.
Le Davos du désert a par ailleurs été
l’occasion d’une bombe pratiquement ignorée par le cycle démentiel des
informations 24/7. Le
Premier ministre Imran Khan, après s’être vu octroyer des fonds saoudiens
bienvenus pour l’économie de son pays, a révélé que le Pakistan était en train
de négocier une solution à la tragédie du Yémen avec l’Arabie Saoudite et
l’Iran.
Géopolitiquement, Moscou et Pékin — ainsi que Téhéran
— ont gardé un silence assourdissant et stratégique sur la saga à la Pulp
Fiction du consulat saoudien d’Istanbul, ce qui est lourd de sens. En
parallèle, contrairement aux hommes d’affaires américains, des officiels et
entrepreneurs russes et chinois se sont dûment rendus au Davos du désert.
Et puis, abruptement, l’histoire macabre de Khashoggi,
qui avait pris en otage le cycle de l’information pendant trois semaines, a
tout simplement disparu de la Une des journaux, et s’est vue remplacer par la
campagne sur les bombes artisanales américaines envoyées par la poste.
L’énigme de l’assassinat
Pourtant, le quad d’Istanbul est directement lié à
l’affaire à la Pulp Fiction d’Istanbul. Après qu’Erdogan ait
magistralement joué sur le tableau de la communication avec sa série de fuites
au goutte-à-goutte — et qu’en plus de cela, il ait déterminé la pleine responsabilité de l’Arabie Saoudite dans le
meurtre et le démembrement de Jamal Khashoggi — il est maintenant clair qu’un
accord a été conclu avec la Maison des Saoud. La torture chinoise de la goutte
d’eau déployée par les médias turcs a disparu comme par magie.
Alzheimer ou pas, le roi Salmane a dû envoyer un
émissaire de très haut vol, le prince Khalid al-Faisal, gouverneur de La
Mecque et de Médine, à Ankara pour des négociations. Les conditions restent
confuses : un plan d’investissement saoudien de 5 milliards de dollars – qui pourrait en fait s’élever à
30 milliards de dollars — en Turquie pourrait en faire partie, de même
que la fin du blocus du Qatar par les Émirats Arabes Unis et l’Arabie
Saoudite. De plus, ce n’est pas un hasard si l’administration de Trump a
soudainement fait marche arrière et décidé de ne pas couper l’Iran du système SWIFT.
Et puis, il y a la Syrie. Erdogan a demandé et obtenu
que la Maison des Saoud cesse pour de bon d’armer une série de groupes
djihadistes — parallèlement à la fin de la collaboration de Washington avec les
Kurdes syriens.
Géopolitiquement, Erdogan est au sommet du monde, du
moins de son monde. L’horrible vidéo-audio de l’assassinat de Khashoggi, qui a
fait l’objet d’un examen de la part de la directrice de la CIA, Gina Haspel,
offre des moyens de pression illimitées.
Aucun accord ne pourrait être conclu sans implication
directe de l’administration de Trump. Le roi Salmane ne peut tout simplement
pas se permettre de laisser tomber son fils Mohammed ben Salmane (MBS) et Trump
non plus, car MBS est la pierre angulaire de sa stratégie au Moyen-Orient.
Le prince Turki ben Faisal, ancien proche d’Oussama
ben Laden, ancien chef des renseignements saoudiens et ancien sponsor de
Jamal Khashoggi, affirme que, quoi qu’il arrive, la Maison des Saoud se ralliera à MBS.
Mais d’autres sont d’avis différents, selon une source
occidentale du milieu des affaires très proche de la Maison des Saoud qui a
déclaré à Asia Times, « la CIA n’a jamais voulu de
MBS. Son homme était Mohammed ben Nayef. Il est toujours assigné à
résidence, et c’est l’erreur fatale du roi Salmane. Mohammed ben Nayef est un
homme sage et s’élève contre le terrorisme. Il devrait être le prochain roi, et
cela se rapproche peut-être. MBS
a commis une erreur fatale en arrêtant les fils du roi Abdallah tels que
Mutaib. Il a perdu la Garde nationale, le
clergé, la famille royale et l’armée à cause de la mésaventure du Yémen. »
Dans tous les scénarios apparents, la Maison des Saoud
est en train de pourrir de l’intérieur. Les médias turcs, alignés sur Erdogan, affirment que toute la Maison des Saoud doit disparaître.
Néanmoins, la préférence de l’État profond pour Ben Nayef
par rapport à MBS présuppose que rien de dramatique ne devrait arriver au
pétrodollar, quel que soit le dirigeant saoudien. Pour maintenir MBS au
pouvoir, la question est de savoir comment apaiser les milliardaires saoudiens
— dont certains sont d’anciens « invités » de la prison du Ritz-Carlton
— qui vont demander la destitution de MBS par tous les moyens possibles.
Salmane et la Russie-Chine
Nombre d’éléments restent des inconnues. Comme Alastair
Crooke l’a écrit, personne ne sait si Erdogan pourra un jour tirer
l’administration Trump de sa dépendance aux Saoudiens et aux Émiratis pour soutenir
à la place le modèle des Frères musulmans turcs.
Certains ont avancé que la CIA savait que des hommes
de main de MBS avaient l’intention de kidnapper Khashoggi, mais qu’elle ne l’a
pas prévenu.
Ce qui nous amène à l’affirmation explosive de Yiğit
Bulut, l’un des principaux conseillers d’Erdogan, selon laquelle « le meurtre de
Khashoggi a été organisé pour mettre l’Arabie Saoudite et le roi dans une
position très difficile et livrer complètement l’Arabie Saoudite aux États-Unis ».
Et cela pourrait précipiter un changement de donne
géopolitique potentiellement monumental. De quoi le roi Salmane a-t-il vraiment
discuté avec le président Poutine lorsqu’il s’est rendu à Moscou il y a presque
un an ? Et si la Russie — sans même parler de la Chine — était le plan B du
matois vieux roi, s’il avait estimé que son alliance avec les États-Unis
arrivait à son déclin ? Et si la Russie, la Chine et l’Arabie Saoudite
commençaient bientôt à contourner le pétrodollar ?
On peut affirmer que la Maison des Saoud, lentement
mais sûrement, peut avoir été réorientée — par le roi, non par MBS — vers un
partenariat stratégique avec la Russie-Chine, ce qui signifie l’intégration de
l’Eurasie. Fait
significatif, le roi Salmane a appelé Poutine, et non Trump, lorsque l’affaire
à la Pulp Fiction d’Istanbul a commencé à se calmer.
La roue tourne encore. Il pourrait bien être confirmé
que MBS est le commanditaire du meurtre à la scie. La Maison des Saoud peut
encore une fois se sauver grâce à sa capacité à payer pour se tirer des situations
les plus épineuses. Mais tout le roman à épisodes aurait
tout aussi bien pu être une psy-op tordue conçue pour piéger MBS, empêcher
toute possibilité d’une coopération plus étroite entre la Russie, la Chine et
l’Arabie Saoudite, et placer la Maison des Saoud sous le ferme contrôle des
États-Unis.
Istanbul n’a certainement pas dévoilé tous ses
secrets.
Source : Entelekheia
Par Pepe Escobar
Paru sur Asia Times sous le titre Summit
in Istanbul as ramifications of the Khashoggi debacle roll on
VOIR AUSSI :- Paris et Berlin rompent le boycott américain de la Syrie
- Dans le besoin, l’Arabie Saoudite trouve une amie – la Russie
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