Pour les avocats des familles de Chokri Belaïd et
Mohamed Brahmi, qui en ont révélé l’existence, cette structure pourrait être
liée à l’assassinat des deux hommes, en 2013.
Le parti
Ennahda, issu de la matrice islamiste, disposait-il et dispose-t-il toujours
d’une « organisation
secrète » ? La question agite la scène
politique tunisienne depuis la divulgation, mardi 2 octobre, de troublants
documents par le comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux
figures de la gauche laïque assassinées respectivement le 6 février 2013
et le 25 juillet 2013. Cette double liquidation, perpétrée par des
militants armés de la mouvance salafiste Ansar Al-Charia, avait plongé la Tunisie
dans une crise gravissime, l’opposition « moderniste » mobilisant la
rue pour dénoncer la responsabilité d’Ennahda qui
dirigeait alors un gouvernement de coalition (fin 2011-début 2014). Le pays
avait frôlé le chaos.
Depuis lors, les avocats des familles n’ont cessé de dénoncer les
insuffisances de l’enquête judiciaire. Ils estimaient que la justice
s’était contentée d’identifier les exécutants sans chercher à élargir
le champ des responsabilités. Si les documents divulgués le 2 octobre
n’établissent pas l’implication d’Ennahda dans les assassinats, ils
révèlent l’existence d’une structure de collecte de renseignements,
parallèle aux organes de l’Etat, que les avocats du comité de défense
présentent comme liée au parti islamiste. Selon eux, cette « organisation secrète »
était détentrice d’informations sensibles sur la vie politique et
diplomatique de la Tunisie, y compris sur l’activité des salafistes
radicaux.
Aussi déplorent-ils que les documents issus d’archives saisies fin
2013 auprès de cette structure parallèle – et dont une partie est
conservée au secret dans une « chambre noire » du ministère de l’intérieur – n’aient pas été exploités par la justice. « Existe-t-il une manipulation pour empêcher la justice de connaître toute la vérité ? », interroge Ridha Raddaoui, avocat membre du comité.
Ennahda a aussitôt réagi sous la forme d’un communiqué en protestant
de son innocence. Le parti présidé par Rached Ghannouchi, qui se définit
désormais comme « démocrate musulman », nie s’être jamais livré à des activités « hors du cadre de la loi ». Et il précise que la personne identifiée par les avocats du comité de défense comme le principal animateur de l’« organisation secrète »,
un certain Mustafa Kheder, condamné en 2016 à huit ans et un mois de
prison pour possession illégale de documents d’Etat et de matériel
électronique importé sans autorisation douanière, « n’a absolument aucune relation avec Ennahda ».
Matériel d’écoute électronique
L’affaire commence le 19 décembre 2013 quand la propriétaire d’un
appartement d’Al-Morouj (dans la banlieue sud de Tunis) loué à Mustafa
Kheder, ancien prisonnier victime de la répression de Ben Ali devenu
gérant d’une auto-école, porte plainte auprès du commissariat du
quartier. Elle accuse son locataire d’avoir installé une étrange machine
sur la terrasse du logement et de lui en interdire
l’accès. La police se rend sur place mais elle est mystérieusement
précédée par quatre voitures portant des plaques minéralogiques
administratives, qui évacuent à la hâte des caisses de documents. Les
policiers découvrent sur la terrasse une déchiqueteuse qui avait servi à
détruire
des dossiers. Ils saisissent aussi des ordinateurs, du matériel
d’écoute électronique (micros-stylos, micros-cravates, montres caméras…)
importé de France et quatorze boîtes de dossiers que les précédents
visiteurs n’avaient pas eu le temps d’emporter.
Les caisses de documents volatilisées à bord des voitures
administratives se trouvent en fait au service des archives du ministère
de l’intérieur. Elle sont entreposées dans ce que les avocats appellent
une « chambre noire », dépourvues de statut légal car aucun
certificat de réception n’a été signé. Peu de monde en connaît
l’existence. Quant aux quatorze boîtes de dossiers récupérées par la
police de Morouj, elles sont versées à la police judiciaire
d’El-Gorjani, une caserne proche de Tunis, chargée de l’enquête sur
cette affaire de détention illégale de documents d’Etat. Sur ces
quatorze boîtes, dix disparaîtront ensuite étrangement, selon Me Raddaoui.
Cela laisse peu de traces exploitables sur la ténébreuse structure de M. Kheder, qui semblait avoir bien des choses à cacher
derrière la devanture d’une auto-école de banlieue. Les avocats du
comité de défense de MM. Belaïd et Brahmi parviendront toutefois à avoir
accès au matériel informatique saisi et remis au tribunal de première
instance de Tunis, en particulier les disques durs externes où avaient
été stockées les versions numériques de documents scannés avant d’être
détruits dans la déchiqueteuse. La prise est inestimable. Ce sont des
pièces issues de ce canal qui ont été révélées lors de la conférence de
presse du 2 octobre à Tunis, parrainée par le Front populaire, coalition
de partis issus de l’extrême gauche et du panarabisme dont MM. Belaïd
et Brahmi étaient des têtes d’affiche. Ces documents sont de deux
types : certains ont été obtenus par le sulfureux Kheder auprès
d’organes de l’Etat ; d’autres sont de sa propre facture.
Cette masse d’informations dessine les contours d’une officine se
livrant à un travail de renseignement systématique sur les acteurs de la
vie publique tunisienne en ces années post-révolution de 2011.
M. Kheder était détenteur de listes d’informateurs dans les quartiers du
Grand Tunis – « souvent des petits malfrats », selon Ridha Raddaoui – et d’environ « trois cents sécuritaires », principalement des agents affiliés au ministère de l’intérieur. Selon un document cité par Me Raddaoui, des « conseillers sécuritaires » des Frères musulmans égyptiens sont venus à Tunis dispenser des cours de collecte de renseignements sous couvert d’une formation en « agriculture ».
Salafistes radicaux recherchés
Les activités de M. Kheder l’ont amené à entrer
en contact avec des services secrets étrangers, notamment italiens. Ces
derniers avaient sollicité une médiation islamiste tunisienne pour obtenir la libération du journaliste de La Stampa Domenico Quirico, otage en Syrie. Selon Ridha Raddaoui, M. Kheder s’est lui-même rendu à la frontière syro-turque pour participer à la négociation. M. Quirico a finalement été libéré le 8 septembre 2013 – en compagnie de l’enseignant belge Pierre Piccinin.
Un autre document numérisé par M. Kheder et consulté par Me
Raddaoui, un rapport issu du ministère de l’intérieur, rend compte
d’une rencontre entre hauts responsables sécuritaires tunisiens et
algériens. Il fait état des changements intervenus dans la hiérarchie du
ministère algérien de la défense, alors en butte à des tensions avec la
présidence d’Abdelaziz Bouteflika. « Kheder a eu accès à des informations sur les luttes intestines au sommet de la pyramide sécuritaire algérienne », soutient l’avocat.
Si cette masse de données détenues par M. Kheder révèle une activité
de renseignement tentaculaire, il reste que le lien entre cette
structure secrète et l’assassinat de MM. Belaïd et Brahmi n’est pas
clairement établi. Me Raddaoui estime toutefois que bien des
questions se posent au regard de certains documents informant M. Kheder
des mouvements à travers la Tunisie des salafistes radicaux les plus
recherchés du pays. Parmi eux figurent Abou Ayad, le chef suprême
d’Ansar Al-Charia (qui passera en Libye vers mars 2013), Mohamed Aouadi,
le chef militaire du groupe terroriste (finalement arrêté le
9 septembre 2013), et le Franco-Tunisien Boubaker El-Hakim, qui
rejoindra ensuite en Syrie l’organisation Etat islamique (EI) et sera
tué à Rakka en novembre 2016 par un drone américain. Un document en
possession de M. Kheder, selon Me Raddaoui, conseille ainsi le « franchissement de la frontière par M. Aouadi en compagnie d’un groupe de sécuritaires ».
Or ces trois chefs salafistes sont clairement impliqués dans le
double assassinat. Le Franco-Tunisien El-Hakim s’était même vanté
d’avoir personnellement « tué de dix balles » M. Brahmi. « Est-il
normal que de tels documents concernant le double assassinat de MM.
Belaïd et Brahmi n’aient pas été versés au dossier d’instruction ? », interroge Me Raddaoui.
Alors que gronde à nouveau la controverse – récurrente – sur la
responsabilité d’Ennahda dans le climat ayant permis à l’époque les
débordements salafistes, le parti riposte en insistant que M. Kheder n’a
« aucun lien organique » avec lui. « Il s’agit d’un ancien
militaire obsédé par les complots, agissant dans son coin et qui offre
ses services sécuritaires à qui veut bien le prendre comme sous-traitant », explique un dirigeant d’Ennahda. Que penser dès lors des documents en sa possession ornés de l’en-tête de la formation ? « Cela veut dire qu’il espionnait même Ennahda. » Une
autre question sensible concerne les liens attestés entre M. Kheder et
Ridha Barouni, à l’époque membre du bureau politique d’Ennahda chargé de
l’administration et des finances. « Ils se sont connus à l’armée, répond le responsable du parti. Il s’agit juste d’une relation personnelle qui n’implique aucun lien organisationnel. » L’énigme Kheder n’a pas fini de planer
sur la scène politique tunisienne. Et l’enquête inachevée sur le double
assassinat de MM. Belaïd et Brahmi réserve encore peut-être bien des
surprises.
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