Hier, j’ai passé quatre heures à regarder la
télévision. Ce n’est pas quelque chose que je fais normalement parce que je
trouve l’ensemble du médium télévisuel fastidieux, ennuyeux. C’est globalement
une perte de temps. Pour moi, tous les programmes de télévision sont une
mauvaise idée, parce que je n’aime pas être programmé. En fait, je ne possède
même pas de télévision. Quand j’ai besoin de regarder quelque chose, je le fais
sur l’écran de mon ordinateur portable. Mais c’était une occasion spéciale.
Ce que j’ai regardé, c’est le marathon de
Questions/Réponses de près de quatre heures de Poutine. Des gens de toute la
Russie ont soumis des questions – plus de 2,3 millions d’entre eux –
en appelant, en écrivant, en envoyant des textos, en enregistrant des vidéos,
en donnant des interviews à des équipes de télévision. Une très grande équipe a
ensuite organisé les questions en thèmes généraux et préparé les présentations
les plus représentatives et les mieux exprimées. Un bon nombre de questions a
été posé en direct, à l’écran.
La principale raison pour laquelle j’ai regardé le
tout était que j’avais posé une question à Poutine, et je voulais voir s’il
allait y répondre. Il l’a fait.
Ces séances de questions-réponses marathon sont une
caractéristique très intéressante de la vie politique russe contemporaine. Elles donnent aux gens partout à
travers le pays la possibilité d’exprimer leurs plaintes directement devant le
président, en passant par-dessus la tête de tous les autres
fonctionnaires, des gouverneurs régionaux aux ministres fédéraux. Au fil des
années, c’est devenu un
outil unique et efficace pour réparer et faire avancer les choses. D’un
côté, il est plutôt triste que les Russes aient parfois besoin d’impliquer le
président s’ils veulent qu’un nid-de-poule soit réparé, mais de l’autre, c’est
prometteur comme outil de démocratie directe. En comparaison, « le droit
du peuple … de demander au gouvernement de redresser les torts », garanti
par le premier amendement à la Constitution américaine, n’est pas
particulièrement utile à moins que la plainte ne soit accompagnée d’un chèque
d’un montant important. Aux États-Unis, seuls les lobbyistes et les donateurs
des campagnes politiques obtiennent une audience.
L’innovation de cette année était que les 85 gouverneurs régionaux et
tous les ministres du cabinet devaient être présents dans leurs bureaux tout au
long de l’émission, prêts à être joints par vidéoconférence à tout
moment, lors de cette émission nationale. Mais ils n’ont pas pu s’asseoir
tranquillement devant la télé en se curant le nez; les centaines de membres du
personnel et de bénévoles de la production les ont directement contactés avec
les questions qu’ils recevaient de gens de leur région ou sur des sujets
pertinents concernant leurs postes. Leur implication ne sera pas limitée aux quelques
heures de ce spectacle ; plus tard, ils recevront toutes les questions
auxquelles ils doivent répondre. Ils rencontreront également Poutine en face à
face ou par vidéo, et il remettra à chacun d’eux un dossier vert contenant les
points sur lesquels ils devront travailler et présenter des résultats. « Je
présume que tout cela sera fait », a déclaré Poutine. Il n’a pas
dit « il vaut mieux » mais je suis sûr qu’il le pensait.
Beaucoup de gens ont demandé pourquoi Poutine n’a pas
nettoyé la maison après sa réélection mais plutôt renommé les mêmes personnes pour des postes
ministériels identiques ou différents au sein du gouvernement, le Premier
ministre Medvedev en particulier. L’explication de Poutine était que ce sont
les personnes qui ont passé l’année précédente ou plus à planifier la rupture,
le grand bond en avant russe, qui devrait avoir lieu au cours des six
prochaines années – le « plan sexennal » de Poutine – et
que deux années auraient été perdues[1] s’ils
avaient été remplacés par de nouvelles personnes qui n’ont pas fait partie du
processus depuis le début. La tâche qui les attend est connue ; ils ont accepté
le défi. « Personnification de la responsabilité » est
une phrase que Poutine a répétée trois fois. « La responsabilité personnelle doit être absolue »,
a-t-il ajouté.
Cela règle en grande partie la question de savoir si
les tendances idéologiques de telle ou telle personne pourraient l’amener à
saboter le processus. Si cela arrivait, elle subirait d’immenses dommages en
terme de réputation, qui la hanteraient toute sa vie.
En ce qui concerne la direction idéologique globale du
pays, il transparaît dans un nouveau terme que Poutine a glissé dans la
conversation : « shestiletka » – le « plan
sexennal ». C’est une allusion évidente à « pyatiletka »,
les plans quinquennaux de développement économique soviétique, sauf que les
plans quinquennaux fixaient des objectifs pour des tonnes d’acier, des
kilomètres de rails et de routes et d’autres quantités de ce type, et que les
entreprises publiques étaient responsables de leur application. Le plan sur six ans établit
essentiellement les normes du bien-être social, et elles doivent
être largement satisfaites par l’économie de marché, mais avec autant de
participation de l’État que nécessaire pour faire le travail.
Il y avait beaucoup de questions posées dans beaucoup
de domaines différents. Pour leur rendre justice, il me faudrait des dizaines
de milliers de mots, pas les 1000 ou plus que j’utilise habituellement dans un
billet de blog. Je vais donc limiter mes commentaires spécifiques à
quelques-unes que j’ai trouvées particulièrement intéressantes.
Un groupe spécifiquement invité à poser des questions
était des blogueurs. Ce sont des jeunes gens brillants qui se rassemblent dans
un bureau huppé dans un gratte-ciel de la ville de Moscou, où ils s’asseyent
sur des divans et communiquent avec leurs quelque 20 millions d’adeptes sur les
réseaux sociaux. Qu’est-ce que ces « leaders d’opinion » voulaient savoir
?
L’un d’entre eux a demandé si, après l’interdiction de
l’application Telegram, la Russie pourrait également interdire YouTube
ou Instagram. Poutine a dit que ce ne serait pas
le cas. Dans le cas spécifique de Telegram, il a été utilisé par
les terroristes qui ont planifié l’attentat à la bombe dans le métro de
Saint-Pétersbourg, et les services spéciaux russes ont été incapables de les
suivre parce que le trafic était crypté. Mais, a déclaré Poutine, il est facile d’interdire les choses, sauf que ce n’est pas
particulièrement efficace. Il est plus difficile mais plus efficace de trouver des
solutions qui ne limitent pas la liberté.
Un autre blogueur a voulu savoir quand les blogs
deviendraient une profession légitime. Poutine a répondu que si c’est une
source de revenu légitime, ils devraient être reconnus officiellement, et le
gouvernement est intéressé à le formaliser. Une fois que cela se produira, je
serai en mesure d’écrire « blogueur » dans les différents formulaires
gouvernementaux que je dois périodiquement remplir, au lieu de « touriste »,
qui est un travail amusant, mais qui manque un peu de dignité.
Un autre blogueur a voulu savoir pourquoi il n’y avait
pratiquement pas de voitures électriques en Russie. M. Poutine a expliqué que
les voitures électriques fonctionnaient essentiellement au charbon, qui est
utilisé pour produire l’électricité qu’elles utilisent et que le charbon n’est
pas un combustible respectueux de l’environnement. Le carburant le plus
respectueux de l’environnement, que la Russie a en abondance, est le gaz
naturel, et le défi consiste donc à convertir le plus de transport possible au
gaz naturel. C’est une tâche majeure, mais la Russie y travaille. Le blogueur
qui a posé cette question a été positivement choqué par cette non-information. Les Teslas brûlent du charbon, de manière très
inefficace ; j’espère que vous le saviez déjà.
Quelqu’un a demandé à Poutine de raconter une blague.
Il n’a pas pu en trouver une en direct, mais un peu plus tard, en discutant de
la récente ruée européenne de Washington vers Moscou, il a déclaré : « Nous avons aidé Trump à gagner et, en signe de gratitude, il
nous a donné l’Europe. Ridicule ! Ça doit être une blague. »
Lorsqu’on lui a demandé si les sanctions contre la
Russie seraient abandonnées, il a dit que les gens en parlaient, mais que nous
devions simplement voir ce qui se passera. Entre-temps, Trump a imposé des
tarifs sur l’aluminium et l’acier au Canada et au Mexique, « Qu’est-ce
que c’est, sinon des sanctions ? Qu’ont-ils fait ? Annexer la Crimée ? ». Rappelant
ses propos lors de la conférence de Munich sur la sécurité en 2007, il a
déclaré qu’il avait prévenu tout le monde : « L’expansion
de la juridiction américaine hors de ses frontières est inacceptable ».
Les gens dans le public ont alors été surpris et contrariés de se l’entendre
dire ; eh bien, maintenant
ils peuvent aussi être surpris et bouleversés quand Washington les sanctionne.
Enfin, il y avait ma question. Je lui ai demandé
quelle était la raison d’être des lois alambiquées et ineptes régissant le
processus d’octroi de la citoyenneté russe. La Russie connaît
également un sérieux problème démographique : les taux de natalité ont chuté
durant l’horrible période des années 1990, après l’effondrement de l’Union
soviétique, et la génération en âge de procréer est actuellement plutôt
clairsemée. Cet écart démographique apparaîtra encore et encore sous la forme
de jardins d’enfants et de salles de classe vides, avec une pénurie de
main-d’œuvre subséquente. Mais la Russie possède une ressource démographique
puissante, quoique largement inutilisée : la diaspora russe est gigantesque – entre 20 et 40
millions de personnes – et beaucoup aimeraient retourner en Russie.
Beaucoup d’entre eux sont des spécialistes dans des domaines tels que la
technologie numérique, et la Russie a désespérément besoin de plus de
travailleurs dans ces domaines. Cependant, lorsqu’ils sont confrontés au
processus ardu, coûteux et restrictif de franchissement de tous les obstacles
bureaucratiques sur le chemin de l’obtention d’un passeport russe, beaucoup
d’entre eux y perdent leur motivation. Au lieu de se voir déployer le tapis
rouge, ils sont obligés de faire la queue avec les travailleurs invités
semi-qualifiés d’Asie centrale. N’est-il pas dans l’intérêt de la Russie d’en
attirer autant que possible, en rendant facile et agréable le processus de
retour en Russie ?
Ma question spécifique n’a pas été lue à l’antenne,
mais il semble que ma question, ou des questions similaires, a filtré, parce
que Poutine y a directement répondu. En outre, des requêtes identiques ont été
présentées devant des caméras de télévision par un groupe de réfugiés de l’Est
de l’Ukraine. Ils ont souligné que les lois les obligent à rentrer à la maison
tous les 90 jours, mais où ? Leur maison est une zone de guerre. Ils ont des
enfants qui ont déjà été traumatisés en se cachant dans des abris anti-aériens
alors que leurs maisons étaient bombardées par l’armée ukrainienne. Ils ont
également souligné que pour demander la permission de rester, puis la
résidence, puis la citoyenneté, ils doivent dépenser de l’argent pour
satisfaire aux exigences de la paperasserie leur permettant de gagner de
l’argent, mais ils ne sont pas autorisés à travailler jusqu’à ce qu’ils
finissent par remplir les exigences de la paperasserie : une situation sans
issue.
La réponse de Poutine a été la suivante : « Nous allons ouvrir la voie à la libéralisation de tout ce qui
touche à la citoyenneté russe ». Il a mentionné qu’il existe
déjà de nouvelles propositions législatives. Il a parlé de l’écho du faible
taux de natalité au cours des années 1990 et a précisé que l’attraction de
compatriotes est une priorité. Il a demandé le ministre de l’Intérieur en
visioconférence et lui a dit : « Vous êtes tenu d’entamer ces processus ».
Le vieux flic avait l’air décontenancé, mais je suis sûr qu’il sait ce qui est
bon pour lui. Pour être sûr, Poutine a ajouté que le Service fédéral des
migrations était placé sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur parce
qu’on pensait que ce ministère était capable de faire plus que simplement
assurer la sécurité. (C’est-à-dire, faites-le ou vous le perdrez.) Il a
également dit : « L’octroi de la citoyenneté
russe relève de l’autorité du président de la Fédération de Russie ».
Ainsi, si le processus n’est pas rapidement mis en place, Poutine pourrait
commencer à distribuer lui-même des passeports. Je dois dire que je suis
entièrement satisfait de sa réponse.
Vous pourriez penser que c’est une façon très étrange
de diriger un pays, jusqu’à ce que vous vous souveniez que le pays en question
est la Russie : ridiculement vaste, horriblement compliqué, gelé la moitié de
l’année, traumatisé
mais jamais brisé. Il est au milieu d’une transformation rapide et
approfondie tout en restant lié à des traditions millénaires. Vous pourriez
aussi penser que cette méthode fonctionne aussi bien à cause d’une seule
personne : Poutine. Il y a probablement beaucoup de vérité là-dedans. Lorsqu’on
lui a demandé s’il pensait à son remplaçant dans six ans, il a dit « tout
le temps ». Puis il a ajouté : « Ce sont les électeurs
qui décideront ».
Dmitry Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages
fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie
» c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.
Traduit par Hervé, relu par Catherine pour le Saker
Francophone
Le 8 juin 2018 – Source Club Orlov
[1]
Avant que la Tunisie ne devienne, à cause du sinistre « printemps arabe »,
le Tunistan, terre de misère islamiste, des journalistes ont demandé à
Bourguiba pourquoi il ne changeait pas plus souvent ses ministres. Bourguiba a
répondu : la première année, le ministre cherche surtout à s’enrichir, la
deuxième année, il apprend son métier de ministre, donc il ne commence à travailler
efficacement qu’à la troisième année.
Poutine pense, apparemment, la même
chose.
Hannibal GENSERIC
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