vendredi 15 juin 2018

Pourquoi les acteurs régionaux et étrangers s’acharnent-ils à vouloir un Irak faible et divisé ?

Les USA, l’Iran et l’Arabie saoudite ont dépêché leurs représentants respectifs en Irak pour soutenir la réélection de Haidar al-Abadi. Le but qu’ils recherchent, loin d’assurer la stabilité de l’Irak, va plutôt faire en sorte que le pays restera faible et politiquement divisé entre les principaux groupes dominants.
Un Irak affaibli et divisé, incapable de jouer un quelconque rôle sur la scène régionale : c’était l’objectif initial de la stratégie américaine en envahissant le pays.
Tous les acteurs régionaux se liguent pour abattre le légendaire Lion de Babylone
(Paris, © Musée du Louvre).
De plus, la décision du parlement d’annuler les votes des Irakiens à l’étranger, de rendre invalides au moins 954 boîtes de scrutin dans 10 provinces et de procéder à un recomptage manuel des voix exprimées lors des élections du 12 mai provoquera un retour de flamme, notamment du mouvement dirigé par Moqtada al-Sadr. Al-Sadr, qui compte apparemment le plus grand nombre de députés (54 sièges officieusement), verra dans cette décision une démarche dirigée principalement contre lui, d’autant plus que le même groupe est accusé, entre autres choses, d’être responsable d’une fraude grave à Bagdad et au sud de l’Irak.
Le représentant des USA en Irak, l’ambassadeur Bret McGurk, le général iranien Qassem Soleimani et un envoyé non officiel saoudien appelé Yahya rendent visite à tous les partis et groupes pour promouvoir la candidature de Haidar Abadi comme prochain premier ministre. Leurs priorités ont beau être totalement différentes, ils réussiront tout de même à faire en sorte que le pays demeure faible et politiquement divisé, en étant dirigé par un gouvernement inharmonieux et par un premier ministre qui ne pourra prendre des mesures vigoureuses pour sortir le pays de son état lamentable actuel.
L’Irak a combattu et défait l’un des groupes terroristes les plus ambitieux et dangereux de tous les temps, le groupe armé État islamique, ou Daech. La lutte contre ce groupe se poursuit. Daech est encore présent presque entièrement dans les provinces du nord dominées par les sunnites. Ces provinces ont subi une énorme destruction qui a forcé des dizaines de milliers d’Irakiens à se déplacer à l’intérieur de leur pays. De plus, la guerre contre Daech a infligé des dommages sérieux à l’infrastructure, déjà mal en point à la suite de l’occupation de l’Irak par les USA en 2003, puis à cause de la corruption omniprésente parmi les dirigeants politiques du pays. La guerre a aussi dégarni les coffres de la banque centrale irakienne et a fait augmenter la dette extérieure.
Le premier ministre Haidar Abadi – de par sa nature et sa personnalité – semble incapable de tenir le pays d’une main de fer comme il le devrait. Il se plie à la volonté de groupes politiques différents, principalement chiites, qui ont un poids politique substantiel dépassant même celui du parti Da’wa, dont fait partie Abadi.
Même la marja’iya à Nadjaf croit qu’Abadi « devrait être premier ministre d’un pays européen, pas de l’Irak, un État qui doit posséder la détermination et la volonté nécessaires pour lutter contre la corruption et l’interférence étrangère ». Nadjaf a joué un rôle important en disant à voix basse à la population qu’il n’y avait pas intérêt à voter, parce que « ce sont les mêmes personnes qui reviennent au pouvoir encore et toujours ». Même dans l’entourage du grand ayatollah Sistani, ils ont été nombreux à dire que « voter pour ces candidats à ces élections est contestable, même d’un point de vue religieux ».
Malgré la décision du parlement d’annuler les résultats du vote électronique pour cause de fraude dans de nombreuses provinces et à l’étranger, Moqtada al-Sadr a signé un accord de partenariat avec Sayyed Ammar al-hakim et Ayad Allawi. Ensemble, ces trois groupes n’arriveraient pas à former la moitié du nombre requis de sièges (165) même si les votes n’étaient pas annulés. Par conséquent, ce sera très difficile de former une grande coalition possédant le nombre requis de sièges à l’intérieur du délai prescrit.
En fait, les Irakiens ne s’entendent pas sur les résultats des élections et en procédant à un recomptage manuel, l’Irak se dirige vers l’inconnu. À la fin juin, le parlement sera considéré comme dissous. Or, la constitution n’autorise pas le parlement à renouveler lui-même son mandat. À moins de demander par décret au premier ministre de tenir de nouvelles élections, disons dans les six mois (c’est de la spéculation de ma part), le gouvernement actuel va rester en place pendant très longtemps avec un pouvoir limité, sans obligation de rendre compte et sans organe législatif pour contenir ses actions. Abadi restera alors premier ministre (faible) d’un gouvernement handicapé.
Moqtada al-Sadr peut s’opposer à la tenue de nouvelles élections, lui qui se voit à la tête du groupe le plus important qui dispose du plus grand nombre de sièges au parlement. En outre, il semble pratiquement impossible pour quelque coalition que ce soit de parvenir à rassembler plus de 165 sièges au parlement, de façon à pouvoir nommer un premier ministre à l’intérieur du délai prescrit. Les plus grands groupes sont chiites et la division règne entre eux.
C’est comme si les politiciens irakiens et les USA, l’Iran et l’Arabie saoudite s’étaient entendus pour que l’Irak reste faible, chacun ayant ses raisons :
  • Peu de dirigeants irakiens veulent le pouvoir pour eux-mêmes. Haidar Abadi ne se joindra pas à Moqtada al-Sadr, parce qu’il craint le dirigeant sadriste. Moqtada a jeté en prison à al-Hannana (la maison de Moqtada à Nadjaf) le vice-premier ministre, un sadriste, et il n’y a aucune garantie qu’il ne ferait pas de même avec Abadi s’ils se retrouvaient dans une même coalition. Moqtada a aussi ordonné à son groupe de s’attaquer à la « zone verte », qui est la mieux gardée, juste pour « tirer l’oreille d’Abadi » et « lui faire la leçon ». Par ailleurs, Nouri al-Maliki a refusé de léguer son poste de premier ministre à Abadi, qui lui a « volé mon poste avec l’appui du grand ayatollah Sistani et d’autres chiites qui ont conspiré contre moi », comme il l’a dit lui-même. Pour sa part, Hadi al-Ameri est aujourd’hui prêt à renoncer au poste de premier ministre, tant que Nouri al Maliki se présente. Mais cela va à l’encontre de la promotion d’Abadi comme premier ministre.
  • Les USA ne veulent pas d’un Irak fort qui soutiendrait « l’Axe de la résistance ». Un Irak fort, du point de vue des USA, est sous le contrôle de l’Iran (ce qui est totalement faux).
  • Un Irak fort peut également représenter une menace pour Israël et les pays du Moyen-Orient avoisinants, principalement l’Arabie saoudite. L’Irak ne devrait pas rester fort et en santé sous la domination des chiites et l’influence de l’Iran (aux yeux des Saoudiens). Il pourrait être préférable que l’Irak soit divisé afin de l’empêcher de se joindre à l’Iran et à la Syrie pour former un seul axe contre les Saoudiens.
  • L’Iran craint aussi les politiciens irakiens qui sont très portés à se procurer des armes auprès des USA, ainsi que la présence d’un fort courant d’animosité à l’endroit de Téhéran parmi la marjaya, les politiciens et les gens ordinaires. Il existe déjà un mouvement fort, celui des Hachd al-Chaabi, qui est capable de défendre l’Irak contre l’hégémonie des USA.
Ainsi, compte tenu de tous ces éléments, il semble logique pour bien des gens que l’Irak va demeurer très faible. Le pays semble se diriger vers la mise en place d’un gouvernement faible ou l’annulation des élections. Les milices contrôlent déjà le parlement et la plupart des postes clés, un scénario qui convient parfaitement aux acteurs étrangers les plus impliqués (USA, Iran, Arabie saoudite), avec la collaboration de nombreux Irakiens.
Par Elijah J. Magnier@ejmalrai
Traduction : Daniel G.

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