Alors
que la crise du Golfe dure désormais depuis un an, aucun signe d’apaisement
entre les protagonistes ne permet d’envisager la résolution de cette »
guerre froide » entre les monarchies du Golfe à court ou moyen terme. Au
contraire, un sentiment d’escalade gagne la région depuis quelques jours avec
les menaces proférées par l’Arabie Saoudite à l’encontre du "vilain petit Qatar". Alors que Doha attend la
livraison de missiles S-400 russes, le roi Salmane aurait envoyé une missive
aux gouvernements français, britannique et américain leur demandant de faire
pression pour que ce système antimissiles ne soit pas livré. Quitte à envisager
une action militaire contre l’émirat gazier qui refuse d’être le vassal de son
grand voisin.
Pourtant, il y un an, beaucoup doutaient
de la capacité de Doha à résister au blocus organisé par le
« quartet », qui regroupe l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis,
l’Égypte et Bahreïn. Alors que le Qatar fait partie du Conseil de
coopération du Golfe (CCG), ces États ont imposé à son encontre un
blocus terrestre, maritime et aérien sous prétexte notamment de
financement du terrorisme. Mais le Qatar a surpris ses détracteurs :
Doha a déployé de nouvelles routes commerciales ; la banque centrale
qatarie a puisé dans ses immenses réserves pour soutenir les secteurs
bancaire et financier ; et son activisme diplomatique lui a permis de
s’assurer de la neutralité, voire de la bienveillance, des grandes
puissances. De plus, trois éléments clés expliquent en partie l’échec du
quartet à faire plier le Qatar.
Tout d’abord, la portée très vite
limitée du blocus. Si la fermeture de la frontière terrestre avec
l’Arabie Saoudite est spectaculaire et si les interdictions de survol
pénalisent fortement Qatar Airways, le Qatar ne subit finalement des
sanctions que de quatre pays dont la puissance n’est pas considérable.
L’impact aurait été très différent si ces sanctions avaient été adoptées
par le Conseil de sécurité des Nations Unies ou par les États-Unis.
L’exemple iranien est une parfaite illustration de la force politique et
économique dont dispose Washington pour dissuader les entreprises
occidentales à commercer avec Téhéran et à investir en Iran. De plus,
comme le secteur énergétique, le joyau de la couronne qatarie, n’est pas
affecté, les dommages pour l’émirat ne pouvaient être que limités. Les
exportations pétrolières et gazières, notamment celles de gaz naturel
liquéfié, se sont poursuivies sans encombre.
Surtout, la stratégie du quartet s’est
rapidement montrée amateuriste et inutilement jusqu’au-boutiste. Après
le choc du 5 juin, le quartet a présenté une liste de 13 demandes
complètement irréalistes. Parmi celles-ci, on trouve la fermeture de la
chaîne Al-Jazeera, la réduction de ses relations avec l’Iran ou encore
la fermeture d’une base militaire turque. Si le Qatar les avait
acceptées, cela aurait impliqué une véritable capitulation et un
renoncement à être un État souverain, ce qui était évidemment
politiquement impossible. De plus, cette liste avait décrédibilisé le
quartet, rendant difficile pour la communauté internationale de soutenir
une telle démarche contre un pays qui compte finalement beaucoup
d’alliés. Le secrétaire d’État américain de l’époque, Rex Tillerson,
avait alors estimé que cette liste d’exigences n’était ni raisonnable ni
réalisable.
Sentant qu’Ibn Salman et son complice
Mohamed Ibn Zayed, régent des EAU, caressent l’idée d’en découdre
militairement, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson leur
interdit cette option, comme son homologue à la Défense, James Mattis.
Car la petite péninsule accueille une base de 10 000 soldats américains,
et il n’est pas question de laisser l’Arabie Saoudite, qu’Ibn Salman a
déjà embarquée depuis 2015 dans une guerre vaine et destructrice au
Yémen, déstabiliser la région plus que cela n’est déjà le cas.
Le 7 juin, la Turquie, alliée de l'émir du Qatar Tamim,
décide d’accélérer l’envoi de contingents au Qatar, prévu depuis 2015,
doublant ses lignes de défense. Trump lui-même confirme la position de
Tillerson et de Mattis, faisant passer au tandem de faucons
saoudo-émirati l’idée de soumettre l’émir rebelle par la force. « Le
Qatar est un partenaire important et un ami de longue date des
États-Unis », rappelait encore Rex Tillerson le 30 janvier, en préalable
à un « dialogue stratégique » organisé à Washington entre les deux
pays.
« Il y a eu une nouvelle désillusion de
Riyad sur ce dossier, les États-Unis ayant vite adopté une position
médiane. Les Qataris n’ont pas que des ennemis à Washington, et ils ont
remonté très nettement la pente grâce à leurs lobbys, à leurs réseaux et
au rappel de certains fondamentaux », explique Joseph Bahout,
spécialiste du Moyen-Orient et chercheur associé au Carnegie Endowment
de Washington.
Dès lors, le duel tourne au bras de fer
diplomatico-économique, front contre front ; celui qui cédera à la
pression se sera soumis. Le 23 juin 2017, les conjurés adressent à Doha une
liste de treize conditions à la levée du blocus, à réaliser dans les dix
jours. Fermeture d’Al-Jazira, rupture avec l’Iran, départ des troupes
turques…
Des exigences qui, exécutées,
signifieraient la mort du Qatar tel que l’émir Hamad, père de Tamim,
s’est ingénié à le bâtir depuis 1995. Mais si Hamad avait joué la
grenouille ambitieuse face au bœuf monstrueux au risque d’éclater,
l’actuel émir retiendrait plutôt la fable du lion et du rat, pour qui
« patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ».
Il ne cède presque rien. Certes, le long
siège du Qatar lui coûte des milliards de dollars, mais il l’oblige à
accélérer son autonomisation. La crise rapproche Doha de Téhéran et de
Bagdad, et l’unit à Ankara. L’évidence du complot anti-Qatar et la
sévérité des sanctions ont davantage suscité la sympathie internationale
que le contraire.
Le 15 septembre 2017, le président
français, Emmanuel Macron, appelle à la levée de l’embargo. À l’inverse,
l’axe Riyad-Abou Dhabi ne s’est fait aucun ami dans cette affaire.
Rares alliés, le Sénégal et le Tchad ont même fait marche arrière,
renouant avec Doha.
Le Féroce, un des surnoms de MBS, Mohammad Ben Salman,
est un homme pressé, arrivé subitement sous les feux de la rampe en
2015, à l’accession au trône de son père, Salman, dont il était l’ombre
discrète bien qu’influente. Moins fulgurante, l’ascension de son rival
qatari a été plus flamboyante. Tamim apparaît sur scène en 2000, nommé
président du Comité olympique national à l’heure où le Qatar mise des
fortunes pour devenir un grand des stades. Devenu prince héritier en
2003, Tamim a attendu dix ans avant de recevoir le pouvoir de son père,
quand l’élévation éclair de Mohamed Ibn Salman au même rang lui a donné
de facto les pleins pouvoirs.
En trois ans, Mr Everything, un autre
surnom du Saoudien, s’est imposé dans tous les domaines, construisant un
pouvoir absolutiste en rupture avec la traditionnelle quête du
consensus. À rebours de cette frénésie réformatrice, Tamim est venu au
pouvoir pour modérer l’allure que Hamad avait impulsée à l’émirat, dont
les paris sur les révolutions arabes et les mouvements islamistes, un
temps victorieux, venaient, en juin 2013, d’être perdus.
Faut-il voir des motifs occultes
derrière le prétexte d’un soutien qatari aux radicaux de tous bords ?
Certains, parmi les observateurs les plus sérieux, y voient un plan
saoudien pour faire main basse sur les richesses gazières du Qatar,
d’autres expliquent la rage de Riyad et d’Abou Dhabi par le versement
par Doha, en avril 2017, d’une rançon de 300 millions de dollars
(environ 240 millions d’euros) à des milices chiites et sunnites
radicales d’Irak en échange de la libération d’otages princiers.
Le refus, le même mois, par un fonds
qatari d’aider au sauvetage d’une société du clan maffieux de Jared Kushner, puissant
gendre de Trump, aurait décidé le clan de ce dernier à soutenir
l’offensive de l’héritier saoudien. Mais si la violence de la charge
contre l’émir Tamim l’a fait paraître subite, la relation entre Riyad et
Doha est émaillée de graves différends depuis le règne de Hamad.
Les disparités de taille et de
démographie ont dicté aux deux États des réponses opposées, parfois
conflictuelles, aux mêmes défis auxquels ils sont confrontés, le petit
émirat cherchant à exister par l’influence, le grand royaume voulant
construire sa puissance. Pour un documentaire critique d’Al-Jazira sur
le fondateur de l’État saoudien, Saoud, Riyad avait rappelé son
ambassadeur à Doha de 2002 à 2008.
En 2013, un accord secret avait été
conclu entre feu le roi Abdallah et le nouvel émir Tamim, qui engageait
ce dernier à brider Al-Jazira et à ne plus aider les Frères musulmans.
Tamim l’avait respecté au minimum. Les griefs entre les deux bretteurs
sont anciens, mais la stratégie impétueuse du Saoudien est nouvelle. Sur
le front qatari comme sur les autres, elle peine à vaincre et à
convaincre.
C’est d’ailleurs l’une des grandes erreurs d’appréciation de la
coalition anti-Qatar. Si les pays du quartet, Arabie Saoudite et Émirats
Arabes Unis en tête, sont partis sabres au clair et fleur au fusil en
pensant que le Qatar plierait rapidement l’échine, c’est qu’ils ne
doutaient pas du soutien de l’oncle Sam. Des enquêtes des médias
américains ont révélé que des lobbyistes embauchés par Riyad et Abou
Dhabi avaient travaillé pendant des mois en amont du blocus pour
convaincre le président Trump et son entourage. Après quelques
déclarations et tweets du président Trump condamnant le Qatar, Mohamed
Ben Salmane et Mohamed Ben Zayed, les deux principaux instigateurs du
blocus, ont sans doute cru que toute la puissance de feu des États-Unis
allait soutenir leur action contre Doha. Or Donald Trump n’est pas
l’administration américaine à lui tout seul. Le Qatar est aussi un allié
stratégique de l’Amérique, puisque la principale base militaire du
Pentagone au Moyen-Orient se situe à Al-Udeid dans l’émirat, ce que le
président américain avait sans doute oublié. Au sein de
l’Administration, le département d’Etat et celui de la Défense ont pesé
de tout leur poids pour éviter une escalade inutile pour les Etats-Unis
et l’émir du Qatar a même été reçu en avril dernier à la Maison-Blanche.
Car la vraie priorité de Washington dans la région est l’Iran et les
querelles entre monarchies du Golfe affaiblissent l’alliance
anti-Téhéran que souhaitent bâtir les États-Unis.
Un an après, le Qatar n’a donc pas plié et le quartet n’a quasiment rien gagné. L’opération est un fiasco et Riyad comme Abou Dhabi le savent. La question pour eux maintenant est de savoir comment sortir d’un blocus inutile et coûteux pour toute la région sans perdre la face. Aucun médiateur n’a aujourd’hui la réponse, bien qu’ils soient nombreux à avoir essayé. Il ne reste plus qu’à espérer que cette absence de solution ne pousse pas l’Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unis à mener des actions inconsidérées qui pourraient embraser une région déjà sous très haute tension.
Un an après, le Qatar n’a donc pas plié et le quartet n’a quasiment rien gagné. L’opération est un fiasco et Riyad comme Abou Dhabi le savent. La question pour eux maintenant est de savoir comment sortir d’un blocus inutile et coûteux pour toute la région sans perdre la face. Aucun médiateur n’a aujourd’hui la réponse, bien qu’ils soient nombreux à avoir essayé. Il ne reste plus qu’à espérer que cette absence de solution ne pousse pas l’Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unis à mener des actions inconsidérées qui pourraient embraser une région déjà sous très haute tension.
Bob Woodward
source:http://decryptnewsonline.over-blog.com/2018/06/qatar-insolence-et-puissance-face-a-l-arabie-saoudite.html
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